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manqué à des esquifs aussi légers, posés sur l’eau comme des mouettes, les constructeurs des Tongas les ont réunies deux à deux en les liant et les tenant écartées l’une de l’autre par des poutres de fortes dimensions. Sur ces poutres, ils ont établi un pont assez vaste pour porter de nombreux guerriers et une petite hutte de bambou et de feuillage où les chefs, pendant la traversée, peuvent se mettre à couvert. C’est sur de pareilles pirogues qu’ont été transportés des îles voisines les énormes blocs qui servent de base aux monumens funéraires que les navigateurs admirent encore à Tonga-Tabou. Cette industrie, comme toutes les industries des Polynésiens, est aujourd’hui en décadence : elle n’a point cependant complètement disparu. Ce n’est qu’à Taïti que les pirogues ont depuis une vingtaine d’années fait place aux baleinières européennes. Les doubles pirogues sont encore nécessaires aux habitans des Tongas pour franchir les intervalles considérables qui séparent les diverses îles de leur archipel.

Le système de mâture et de voilure de ce double appareil, où une embarcation fait équilibre à l’autre, n’est pas moins ingénieusement conçu que les autres détails de la construction. Deux mâtereaux de hauteur semblable sont unis, comme une paire de bigues, par des liens en fil de cocotier ou en écorce de bouraou. Le pied de chacune des branches de cet assemblage, qui ressemble ainsi à un éventail renversé repose au fond d’une des pirogues. La fourche formée par la jonction des deux mâts supporte une longue antenne à laquelle est fixée la voile de nattes sous laquelle ces pirogues fendent l’onde. Un Indien accroupi à l’extrémité de la poupe se sert d’une longue pagaie pour les diriger. En voyant ces pirogues franchir les lignes de brisans les plus formidables pour aller s’échouer à pleines voiles sur la plage, j’ai souvent pensé qu’il y avait peut-être là un emprunt important à faire au génie primitif des Polynésiens. Deux pirogues en fer, deux cylindres même, si l’on veut, assemblés comme le sont les embarcations des îles des Amis, conduiraient plus sûrement au rivage des troupes de débarquement et même des carions attelés que les lourds chalands, si peu manœuvrans et si sujets à s’emplir, que nous avons employés dans nos récentes expéditions.

Dès que nous eûmes jeté l’ancre sous l’îlot de Panghaï-Modou, toutes les pirogues se replièrent vers l’une ou l’autre corvette, et nous fûmes littéralement pris à l’abordage. Les planches du ciel, les papa-languis, nom sous lequel on désigne encore aujourd’hui dans ces îles les navires européens, n’étaient jamais venues à Tonga-Tabou sans y semer des trésors dont une agreste pauvreté s’exagérait le prix. C’était à qui viendrait butiner le premier à ce ruisseau de