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qui lui ferma les yeux. Des sanglots éclatèrent de toutes parts à bord de la corvette, quand l’équipage apprit la perte irréparable qu’il venait de faire. Pour nous, qui, plus rapprochés de ce chef vénéré, avions pu mieux connaître encore la noblesse de son âme, qui chaque jour recevions de nouveaux témoignages de sa bienveillance, nous portâmes jusqu’à la fin de la campagne son deuil dans nos cœurs. Si M. de Terrasson eût vécu, l’issue de cette expédition eût peut-être été moins funeste. En tout cas, il n’eût jamais séparé, comme devait le faire M. de Mauvoisis, son sort de celui de ses compagnons

À peine les dépouilles mortelles de M. de Terrasson eurent-elles été confiées à la terre, que nous vîmes arriver à bord de la Durance le capitaine de pavillon de l’amiral. M. de Mauvoisis venait prendre le commandement de notre corvette, et le lieutenant en pied de la Truite, M. de Vernon, le remplaçait dans ses fonctions de capitaine de pavillon à bord de ce dernier bâtiment. La nomination de M. de Mauvoisis à un commandement qui lui appartenait d’ailleurs de droit ne fit qu’ajouter à nos regrets. Nous partagions toutes les préventions qu’avait inspirées aux officiers et aux passagers de la Truite l’humeur altière de notre nouveau commandant. Dans l’empressement que sembla mettre l’amiral à investir M. de Mauvoisis d’un commandement à peine vacant depuis vingt-quatre heures, nous voulûmes voir le secret désir d’éloigner de sa présence un homme qu’il pouvait accuser d’avoir égaré sa raison et son cœur.

Plongé pendant quelques jours dans un accablement qui nous fit craindre une nouvelle catastrophe, M. de Bretigny donna enfin des ordres pour le départ, et le 29 mai 1793, les corvettes, favorisées par une fraîche brise de sud-est, s’éloignèrent avec joie des funèbres parages de Balade.

Pendant deux mois, nous naviguâmes au milieu des récifs et des orages, échappant chaque jour par miracle à quelque nouveau danger. Ce fut presque au sortir du havre de Balade que, dirigeant notre route vers l’archipel de Santa-Cruz, situé entre les Nouvelles-Hébrides et l’archipel de Salomon, nous entrevîmes, malheureusement sans songer à nous y arrêter, l’île sur laquelle les frégates de Lapérouse avaient fait naufrage il y avait déjà onze ans. Nous ne soupçonnâmes pas qu’au milieu de tous ces archipels où chaque îlot, chaque récif avait pu devenir le tombeau de nos compatriotes, c’était précisément cette île inconnue qui avait été le théâtre du tragique dénoûment dont nous cherchions à percer le mystère. Ce voile ne devait être soulevé que trente-cinq ans plus tard par le capitaine Dillon et par le capitaine Dumont d’Urville. Du reste, il paraît aujourd’hui certain que, quand bien même nous eussions abordé alors à l’île de Vanikoro, nous n’y eussions plus rencontré un seul des naufragés dont le sort excitait en France un si vif et si légitime intérêt. Ceux qui avaient