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composée de quelques familles privilégiées, dont l’hérédité perpétue la puissance, dominant au moyen d’une classe intermédiaire la masse de la population, et la courbant sous le joug d’un despotisme implacable ; un peuple de pêcheurs et de serfs dont ce despotisme n’a pas complètement éteint les instincts d’indépendance, ce sont là les élémens de la société coréenne. Quand un prêtre chinois vint, il y a cinquante ans à peine, prêcher l’Évangile à ces pêcheurs, à ces montagnards, le succès de sa parole tint du prodige. En quelques années, une église nouvelle fut fondée dans l’ombre, ignorée même de nos missionnaires. Cette église compte déjà des martyrs, au milieu desquels brillent deux prêtres français. Qu’importe ? elle se maintient et s’accroît même de jour en jour. Quant à l’oligarchie coréenne, elle n’a pu voir flotter sans terreur sur les côtes du royaume dont elle pressure les habitans le drapeau de la France, le drapeau du pays des saints (c’est le nom que les Coréens donnent à notre patrie), et dès lors elle a cru devoir adopter un système de concessions que le sentiment de sa faiblesse ne lui permettait plus de repousser. Quoi qu’il arrive, le despotisme oligarchique qui pèse sur la Corée ne peut plus compter sur l’appui des populations qu’il a longtemps fait trembler et qui sous l’influence des idées chrétiennes se tournent vers l’Europe, vers la France surtout, avec un sentiment d’affection reconnaissante.

Ces considérations, ces souvenirs, recueillis pendant trois ans de campagne, auront suffi sans doute pour montrer quel est l’état de l’extrême Orient en présence de la guerre qui va s’ouvrir. Tandis qu’une politique imprudente engage la Chine dans une lutte redoutable, la Russie ne perd pas de vue les causes de dissolution qui travaillent le Céleste-Empire, et rêve des agrandissemens qui peuvent lui assurer la prépondérance en Asie. Le gouvernement japonais, plus sage que le gouvernement chinois, étudie avec une curiosité de plus en plus inquiète les ressources et les armes puissantes dont dispose la civilisation occidentale. Les malheureuses populations de la Corée rêvent un sort meilleur, et l’influence chrétienne semble enfin les disputer victorieusement à l’aristocratie qui les a si longtemps opprimées Au milieu des événemens qui se préparent, quel sera le rôle de la France ? On nous permettra de poser cette question sans y répondre, et de ne pas nous hasarder dans le champ stérile des hypothèses. Il nous suffit de savoir que la France est dignement représentée dans ces lointains pays. Là comme ailleurs, nous l’espérons, elle saura rester fidèle aux nobles traditions de sa politique, et faire respecter une influence qui ne s’est jamais exercée qu’au profit de la civilisation.


TH. AUBE.

En mer, décembre 1857.