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placées sous la sauvegarde de l’honneur européen. Le danger pour nous était moins dans les dispositions des marines européennes que dans l’état même de la France. Bien qu’incomplètes et déjà anciennes, les nouvelles d’Europe que nous avions trouvées à Bourou indiquaient un progrès redoutable dans l’agitation à laquelle était en proie la société française. Qu’allions-nous apprendre à l’île de Java, vers laquelle se dirigeaient nos corvettes après une salutaire relâche de onze jours dans la baie de Cayéli ? Deux partis, celui de la révolution, celui de l’émigration, se dessinaient déjà parmi nous ; ils attendaient des renseignemens plus précis avec une sombre impatience, et c’est sous l’impression de luttes prochaines, de dissentimens de plus en plus prononcés, que nous reprenions notre campagne.

L’indisposition de M. de Mauvoisis se prolongeant, M. de Vernon exerçait le commandement, sans s’écarter toutefois de l’itinéraire qui lui avait été tracé. Par les ordres de M. de Mauvoisis, nous nous engageâmes, au sortir de la rade de Cayéli, dans le détroit de Bouton. Dix-sept journées furent employées à traverser ce canal, qui n’a que trente lieues d’étendue. On mouillait toutes les nuits, et on n’avançait guère qu’à l’aide des marées favorables. Durant ces jours d’une laborieuse navigation, si nous éprouvâmes des chaleurs suffocantes, nous vécûmes du moins dans l’abondance. De tous côtés accouraient vers nous des pirogues chargées de volailles, de poissons et de fruits. Malheureusement cette abondance eut de tristes résultats, et les derniers vestiges du scorbut disparaissaient à peine que se déclaraient les symptômes de la dyssenterie. En deux jours, nous perdîmes cinq hommes, et chaque corvette compta une trentaine de malades.

M. de Mauvoisis cependant eut bientôt repris ses forces. Les corvettes venaient de traverser le détroit, elles étaient à l’ancre devant la ville de Bouton, quand il fit appeler à bord de la Truite M. de Vernon, et lui annonça qu’il se croyait suffisamment rétabli pour le décharger de la responsabilité du commandement. Jusqu’à Java d’ailleurs la route était toute tracée. Il n’y avait que deux cents lieues à parcourir vent arrière, dans des parages, il est vrai, parsemés d’assez dangereux écueils, et dont les Hollandais avaient évité de publier des cartes exactes ; mais pour des navires qui venaient de passer des mois entiers au milieu des brisans, où chacun avait l’habitude d’avoir l’œil ouvert, ces difficultés n’étaient qu’un jeu. Nous franchîmes donc sans encombre l’espace qui nous séparait de la colonie hollandaise, et nous vînmes jeter l’ancre à l’entrée de la rade de Sourabaya dans un état de détresse qui réclamait impérieusement les plus prompts secours.