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mes vœux, un avenir de félicité s’ouvrait devant moi ! Hélas ! de ce jour devaient dater tous mes malheurs! Pendant la route du retour, George me confia qu’un profond amour faisait battre son cœur, qu’il avait en un mot choisi la femme à laquelle il voulait confier le soin de son bonheur. Vous dirai-je le froid mortel qui vint glacer mon cœur, quand j’appris qu’une rivalité d’amour allait diviser deux amis d’enfance, deux frères par le cœur? Depuis lors, l’horrible catastrophe, les terreurs de mon âme dans ces jours d’angoisses où la vie de mon pauvre George était en danger, avaient effacé de ma mémoire cette triste confidence; mais cette nuit, quand navré de douleur je m’étais agenouillé au chevet du blessé, un nom sorti de ses lèvres est venu me rappeler mes devoirs; ce nom, c’est le vôtre, oui, le vôtre, Anna!... Au milieu de ses souffrances, un sentiment puissant, irrésistible, a survécu au fond de son cœur : ce sentiment, c’est celui de son amour pour vous!

« Merci, mon Dieu ! car ces lèvres fiévreuses m’ont enseigné la voie de l’expiation, révélé la main qui peut guérir les blessures que ma main a faites. Anna, je m’adresse à vous, à ce cœur généreux, capable de tous les dévouemens. Rendre au bonheur un pauvre mutilé, verser sur une vie de souffrance le baume d’une pure et sainte affection, n’est-ce pas là une tâche noble entre les plus nobles, une tâche qu’un cœur de femme, vous seule, Anna, pouvez entreprendre et accomplir? Il vous aime. Au jour où beau, jeune et riche, il pouvait choisir au premier rang sa fiancée, son cœur avait parlé pour vous. Maintenant que le malheur l’a frappé, ayez pitié de lui, ayez pitié de moi, je vous le demande à deux genoux... Voyez mes angoisses, mes larmes; pensez que la vie me serait moins amère si, en quittant le mutilé, je laissais près de lui un être bon et dévoué, un ange gardien ! Son malheur, ses hautes qualités sont dignes d’inspirer un pareil dévouement. Ses traits sont défigurés, mais le cœur est resté le même, bon et généreux. Oh ! par quels trésors de tendresse ne récompenserait-il pas la créature dévouée qui consacrerait ses jours au soulagement de son infortune!

« Anna, chère et noble fille, cette tâche de miséricorde et d’abnégation est-elle au-dessus de vos forces? Oh ! non, je sais votre réponse... Soyez béni, mon Dieu!... Le bonheur est encore possible pour George, pour vous.

« Adieu, Anna,... adieu, ma sœur. Priez quelquefois pour l’exilé qui vous aimera toujours comme le plus tendre des frères! »

Lorsque le marin relut ces lignes, une émotion violente empourpra son visage, et il froissa le papier entre ses mains comme s’il eût voulu le déchirer; mais il réprima bientôt ce premier mouvement, et, portant la main vers la boîte d’or ouverte sous ses yeux, tira du double fond les deux lettres qui y étaient enfermées.