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restaient-ils ainsi au mouillage ? Le temps semblait propice ; pas un souffle de vent ne ridait la mer, et le ciel chaque jour paraissait plus pur. Ces heures d’inaction n’étaient-elles pas précieuses ? Encore une fois, qu’attendaient-ils ? Ils attendaient ce que personne n’eût osé prévoir, et ce qui arriva pourtant : un changement de destination. La Dévastation n’allait plus troubler les eaux tranquilles de la Baltique ni faire trembler les hautes murailles crénelées de Cronstadt ; le théâtre de ses exploits venait d’être considérablement reculé ; on l’envoyait dans la Mer-Noire, c’est-à-dire à quinze cents lieues environ de son port d’armement !

À cette nouvelle, il n’y eut qu’un cri dans la ville. Marins ou non, tous déclaraient que nous n’atteindrions pas notre destination. Cette opinion avait pris de si solides racines, qu’on regardait comme un être curieux celui qui osait avouer son embarquement sur la Dévastation. Si les mers trop clémentes se décidaient à niveler leurs flots sur notre passage, ajoutait-on, nous ne devions pas échapper à une asphyxie bien autrement terrible que la tempête, et qui ne manquerait pas de réduire notre équipage à l’état de jambons. On ne se préoccupait ni de la mitraille, ni des éclats d’obus : la fumée de nos propres pièces, de l’aveu d’hommes compétens, saurait éviter de la besogne à nos ennemis.

Le combat cesserait faute de combattans.

Ces lamentations se terminaient invariablement par quelques mots de commisération et par le refrain sacramentel : mourir si jeunes ! Heureusement les officiers et l’équipage ne s’émurent pas trop de ces fâcheuses prédictions. Ils laissèrent le public faire de leur batterie flottante un bateau à soupape renouvelé des noyades de Nantes, et, au lieu de quelques bonnes paroles de reconnaissance et d’espoir, ne donner que de funèbres présages aux trois cents hommes qui partaient pour aller servir au loin la cause de leur pays.

Le 10 août 1855, vers sept heures du matin, les échos de la rade répercutaient deux sons bien bruyans et bien distincts : l’un, aigu comme le sifflement d’une locomotive ; l’autre, plus creux, plus sonore, imitant les notes basses de l’orgue. C’étaient les tuyaux de vapeur de la Dévastation et de l’Albatros, qui, laissant échapper le trop plein de leurs chaudières, annonçaient aux Cherbourgeois que l’heure du départ était enfin venue.

Les fourneaux brûlaient avec activité, mêlant leur épaisse et opaque fumée noire aux flocons blancs, coquettement festonnés, de l’eau vaporisée. La rade avait pris ce jour-là un aspect plus animé : les canots se croisaient en tous sens, effleurant la mer comme des hirondelles par un temps d’orage ; l’Albatros avait levé ses ancres pour