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didactiques, des écrivains plus autorisés, ou croyant l’être, ont pris à partie la tendance qui nous entraîne, qui caractérise notre époque, mais qui assurément vient de plus loin, et ils ont les uns et les autres conclu par la même redoutable prophétie, à savoir que notre société courait aux abîmes. Les deux plus menaçans réquisitoires prononcés en ce sens sont, sans aucun doute, le Manuel du Spéculateur à la Bourse, de M. Proudhon, et le livre de M. Oscar de Vallée qui a pour titre les Manieurs d’argent. Partis des points les plus opposés, — M. Proudhon des sommets de l’extrême gauche dans les assemblées issues de 1848, M. de Vallée d’une haute position dans la magistrature impériale, — tous deux reconnaissent le même mal, et concluent aux mêmes catastrophes, l’un en lançant sur la moderne Babylone les imprécations d’Isaïe, l’autre en aspirant à reproduire les éloquentes, mais inefficaces admonitions de Daguesseau. Notre temps est caractérisé par eux d’une manière presque identique : c’est, pour le premier, le règne louis XV des bourgeois ; pour le second, c’est pis encore, et le choix du modèle qu’il s’efforce d’imiter nous ramène aux jours désastreux de la régence, qui a précédé et inauguré ce règne de funeste mémoire. Aussi, lorsque M. Proudhon ne trouve pour les spéculateurs d’autre motif d’espérer un court répit, avant cette liquidation dont il les menace, que dans l’incapacité des classes moyennes et l’innocence du peuple, comme lorsque M. de Vallée adresse au prince la demande d’un dernier secours, on ne peut s’empêcher de chercher au fond de ces tableaux J’ombre de la révolution, et on croit voir se dresser déjà ce fantôme du poète :

Sombre quatre-vingt-treize, épouvantable année,


que le premier semble appeler de ses vœux, et dont le second voudrait nous garantir.

Et cependant, si nous méritons de subir les mêmes châtimens que nos pères, sommes-nous aussi coupables ? A écouter attentivement ces deux accusateurs publics, l’ennemi déclaré qui veut détruire la société présente pour la refaire, comme le magistrat intègre qui aspirerait à la réformer, il semble que le mal n’ait point une intensité bien grande, et ils se chargent de réfuter eux-mêmes une partie de leurs reproches. M. Proudhon part de ce principe, que la spéculation est une chose bonne en soi, utile pour tous et productive, ce qui n’est pas à ses yeux un mérite médiocre. « La spéculation, dit-il, n’est pas autre chose que la conception intellectuelle des différens procédés par lesquels le travail, le crédit, le transport, l’échange, peuvent intervenir dans la production. C’est elle qui recherche et