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types qu’il voulait représenter, mais il leur a conservé leur langage ordinaire. L’expression que revêt la passion spontanée et naïve des deux amans est dépourvue de tout intérêt. Marguerite parle, comme toutes les femmes de sa condition, un langage banal, mélange de sentimentalité emphatique et d’impertinence d’esclave salariée ; Armand Duval s’exprime comme un amoureux de vaudeville. Craignant sans doute que cette passion ne suffît pas pour émouvoir les spectateurs, M. Alexandre Dumas n’a eu garde d’omettre un accident physique que lui fournissait la réalité. Marguerite Gauthier est phthisique comme la courtisane dont M. Dumas a transporté l’histoire sur la scène, si bien que l’intérêt du spectateur se partage entre la toux et la passion de l’héroïne, et que ses larmes s’adressent beaucoup plutôt à la femme poitrinaire qu’à la femme amoureuse. En dépit du succès obtenu, on peut dire que M. Dumas a échoué ; il a fait un intéressant mélodrame alors qu’il pouvait faire un drame poétique. Puisque M. Dumas ne voulait modifier en rien la réalité, que ne s’en tenait-il à son roman de la Dame aux Camélias, où il a pu tout dire à son aise, et qui est de beaucoup supérieur à son drame ?

Le sujet du Demi-Monde réclamait au contraire l’exactitude la plus littérale, et cette fois le jeune auteur a complètement réussi. Dans le Demi-Monde, M. Dumas n’a pas voulu peindre une situation morale, mais initier le public aux mœurs d’un certain monde perdu au milieu de la population parisienne, d’un monde artificiel, qui vit de mensonges, de ruses et de fausses apparences. Ce serait folie que de vouloir intéresser à un pareil spectacle une autre faculté que celle de la curiosité. La curiosité exige donc qu’en pareil sujet on lui montré la vérité toute nue, sans ménagemens et sans hypocrisies ; dès les premières scènes du drame, elle est décidée à tout savoir, elle veut aller jusqu’au bout de la réalité. En outre, les personnages perdraient tout intérêt, s’ils n’étaient pas copiés exactement, car leur poésie (pardon d’employer cette expression) consiste précisément dans leur infamie. Si l’auteur eût voulu changer quelque chose à leur physionomie, modifier même légèrement la réalité, supprimer la plus petite nuance, à l’instant même les personnages devenaient faux. Tout est bien observé dans cette pièce, caractères, incidens, langage, et l’auteur a su éviter l’écueil où il pouvait échouer, c’est-à-dire l’action. Il était à craindre en effet qu’un sujet qui exigeait une si grande exactitude ne fût plutôt capable de produire une succession de scènes intéressantes qu’un drame véritable. L’auteur a triomphé de ce danger ; tous les détails et tous les incidens qu’il a observés ont été concentrés dans une action solidement nouée et fort dramatique. Je viens de relire le Demi-Monde, c’est un beau drame, vif, énergique, brutal ; c’est l’œuvre d’un homme plein de son sujet, qui a l’œil bon et l’esprit ferme.