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REVUE DES DEUX MONDES.

Aimez-vous à voir lever l’aurore, allez donc vers neuf heures du soir au petit théâtre des Bouffes-Parisiens entendre Bruschino o il figlio per azzardo, un bijou, una burla, échappé des mains immortelles de Rossini en cette année mémorable de 1813, qui vit naître à la fois Tancredi et l’Italiana in Algieri. Engagé à écrire pour un petit théâtre de Venise qui s’appelait San-Mose, où il avait donné successivement la Cambiale di Matrimonio, l’Inganno felice et la Scala di Seta, trois drôleries parmi lesquelles l’Inganno felice est un petit chef-d’œuvre, Rossini, qui devait bientôt porter son génie au grand théâtre de la Fenice, eut à supporter l’humeur jalouse de l’imprésario de San-Mose. Celui-ci, pour se venger de l’inconstance du jeune maestro, lui fit donner le plus mauvais libretto possible, celui de Bruschino. Rossini, après l’avoir parcouru, dit en riant à son collaborateur : « Je vous prouverai que je suis plus fort que vous, en faisant de la musique encore plus détestable que votre poema. » Telle est l’histoire de Bruschino, qui précéda de quelques semaines l’avènement de Tancredi, et dont le manuscrit original est entre les mains d’un dilettante vraiment distingué, M. le prince Poniatowski. Bruschino n’a été représenté que deux fois devant le public vénitien, qui, dès les premières mesures de l’ouverture, manifesta sa mauvaise humeur. Stendhal se trompe en attribuant à la Scala di Seta la plaisanterie des coups d’archet frappés sur le fer-blanc qui entoure la lumière des musiciens de l’orchestre. Cette haute bouffonnerie musicale se trouve marquée à la trentième mesure de l’ouverture de Bruschino. Cette jolie petite partition contient après l’ouverture un duettino pour soprano et ténor, un autre duo pour ténor et baryton, où l’on retrouve les germes du duo du Turc en Italie, — per piacere alla signora ; — un air de basse dont les difficulté vocales sont une malice du maestro à l’encontre du pauvre Raffanelli, qui était vieux et dans l’impuissance de rendre le plus léger gorgheggio ; puis viennent un air de soprano avec accompagnement obligé de clarinette, un trio, un charmant quatuor et le finale, qui annonce tout ce que Rossini fera dans ce genre où les Italiens n’ont pas de rivaux. La pièce a été arrangée avec goût par M. de Forges, et les pantins du théâtre des Bouffes-Parisiens ne la chantent pas trop mal. Bruschino de Rossini et l’Imprésario de Mozart vaudront à M. Offenbach le pardon de bien des péchés de sa composition.

Nous ne pouvons mieux terminer ce résumé très rapide des nouveautés musicales que par l’annonce d’une bonne nouvelle. Il vient d’arriver à Paris une famille d’artistes éminemment intéressante, dans laquelle on remarque surtout une petite fille de six ans, Mlle Juliette Delepierre, qui est une vraie et charmante merveille ! Elle joue du violon comme le faisait Marie Milanollo, avec un brio, une assurance, une justesse d’intonation et un sentiment où l’on reconnaît le doigt de Dieu. Ses petits yeux noirs scintillent comme deux escarboucles et révèlent la flamme divine dont son cœur in conscient est rempli. Mlle Juliette Delepierre sera bientôt connue et admirée dans tous les salons de Paris.

P. Scudo.

V. de Mars.