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limitant à notre très grand regret l’espace accessible à nos battues. Plusieurs chasseurs indiscrets ayant raconté qu’ils avaient été serrés de près par eux, un ordre du colonel nous défendit de franchir les tranchées. Heureusement pendant un bon mois j’avais eu le loisir de parcourir les meilleurs endroits. Quant aux Cosaques, je n’en avais rencontré qu’un : — il faisait paître fort tranquillement son cheval. Lorsqu’il nous aperçut, il enfourcha sa monture et s’éloigna en toute hâte. Si ce gros gibier se fût laissé prendre, nous en eussions fait hommage au commandant des forts.

Si la cavalerie débarquée avec le général Bazaine était restée à Kinburn, nous aurions sans danger chassé durant tout l’hiver dans des marécages délicieux, entourés de joncs épais ou se réfugiaient canards et bécassines. La présence de ces troupes eût suffi pour rendre les Cosaques moins hardis. La chasse à terre nous étant interdite, il ne nous resta plus que le liman. Des nuées d’oiseaux venaient s’abattre dans les lézardes des glaces ; mais, n’ayant aucun abri, il nous était impossible d’en approcher. On en tua quelques-uns, espèces de canards bâtardes, désignés en France sous le nom de vignons. Leur chair est noire et peu agréable au goût. Nous les mangeâmes néanmoins sans pitié : nos estomacs n’étaient pas plus scrupuleux que ceux des officiers de la ligne, qui tuaient des goélands tant que durait le jour et s’en faisaient un succulent régal.

Les beaux jours de la chasse ne devaient revenir que pendant l’armistice. Une expédition s’organisa aussitôt pour faire une battue sur une petite île située à l’entrée du Dniéper. Chaque état-major envoya son délégué, et une canonnière les déposa tous au lieu du rendez-vous. Dix-huit lièvres tombèrent en quelques instans sous nos balles. Les chasseurs avaient à peine le temps de charger leur fusil ; les matelots eux-mêmes en tuèrent avec des bâtons… On était tellement occupé qu’on dédaignait de tirer sur le gibier à plume.

Patiner fut aussi un de nos meilleurs passe-temps. On n’apprend par malheur à conserver l’équilibre sur les fers des patins qu’en se résignant à de dures ecchymoses. Ceux que la crainte ne paralysait pas sont devenus d’habiles patineurs, et peuvent aujourd’hui faire bonne figure même sur le bassin des Tuileries, ou sur le lac du bois de Boulogne.

Les réunions de bâtiment à bâtiment contribuèrent enfin à nous faire paraître un peu moins longues ces tristes journées d’hiver. Les états-majors s’invitaient réciproquement pour se traiter ou plutôt se maltraiter, car, en dépit des efforts des chefs de gamelle (officiers de bouche), les festins étaient bien maigres. Offrir un mauvais dîner à un invité, cela s’appelle, en style de marin, lui tirer un coup de fusil. Que de coups de fusil nous échangions à cette