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qu’il fallut un moment cesser de travailler aux fossés. À peine les avait-on dégagés des glaces formées durant la nuit, qu’il en venait de nouvelles presque instantanément, les matelots ne pouvaient supporter la température pendant plus d’un quart d’heure. Le jour de Noël, on crut à quelque événement, et toutes les dispositions furent prises ; mais la nuit se passa calme, comme d’habitude, quoique les timoniers eussent cru voir plusieurs bataillons s’avancer en silence. Hélas ! ces bataillons n’étaient que des nuages qui, passant sur la lune, projetaient sur la nappe blanche du liman leurs ombres errantes. Si les désirs et les impatiences de chacun avaient pu enfanter des ennemis, quelle bataille sanglante se serait livrée cette nuit-là, et combien de cadavres eussent été engloutis sous les flots du Dniéper ! Le soldat est comme l’artisan : il cherche de l’ouvrage ; l’ouvrage pour lui, c’est la bataille. Les reconnaissances russes devinrent néanmoins de jour en jour plus audacieuses. L’ennemi vint nous observer jusque sur les dunes de sable situées à quelques centaines de mètres du poste avancé, rebroussant chemin sous la conduite des carabines à tige de nos troupiers. La neige et le froid ne ralentirent pas son zèle.

J’allais souvent à terre pour admirer les immenses plateaux de glaces amoncelés sur la presqu’île lors de la première débâcle. Tableau imposant et majestueux à la fois ! ces plateaux montés les uns sur les autres, dans des positions différentes (obliques et verticales), semblaient garder un équilibre menaçant. Quelques-uns, longs de 180 pieds et entraînés par un élan irrésistible, avaient envahi le chemin couvert qui relie les forts.

Vers le 15 janvier 1856, le dégel commença. Une brume intense fit fondre la neige, et rendit le liman aussi brillant, aussi poli qu’un miroir : il réfléchissait une deuxième escadre. L’eau se traça un cours entre nous et Otchakof. Profitant de cette circonstance, M. le commandant Paris ordonna de reprendre la scie pour dégager, avec la Dévastation, le Mercator et le Zouave, bâtimens du commerce frétés par l’intendance, qui avaient eu à souffrir cruellement de l’hivernage, et qu’une débâcle, inévitable du reste, pouvait faire sombrer. Ce travail présentait de sérieuses difficultés : il s’agissait de faire deux traits de scie partant de l’avant et de l’arrière du Zouave et devant se prolonger jusqu’au cours du liman, c’est-à-dire faire un triangle ayant pour base le courant du Dniéper et pour sommet le Zouave. Les côtés de ce triangle n’avaient pas moins de onze cents mètres. Deux jours suffirent pour terminer cette opération laborieuse, et on allait donner le dernier coup de scie, lorsque, cédant au courant, le vaste plateau se détacha de lui-même, et dégagea en même temps les trois bâtimens, qui le lendemain