Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 13.djvu/933

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

privilégiés, Chatillon, La Moussaye, Chabot, sont bien les principales figures du Cyrus ; mais avec celles-là combien encore d’autres figures contemporaines y brillent à des rangs divers ! L’aristocratie française, ses grandes habitations, ses mœurs, ses aventures, surtout ses aventures galantes, qui occupaient et amusaient les salons, tout cela a sa place dans le Cyrus. Puis, de proche en proche, le tableau s’agrandit, et comprend des personnages de différens ordres à qui pouvait manquer la naissance, mais que relevaient le mérite et l’esprit ; car l’esprit était alors une puissance reconnue, avec laquelle toutes les autres puissances comptaient, et Mlle de Scudéry s’estimait trop, elle et ses pareils, pour hésiter à mettre des gens de lettres éminens avec les plus grands seigneurs et les plus grandes dames : en sorte qu’on peut dire avec la plus parfaite vérité que le Cyrus embrasse et exprime en ses diverses parties tous les côtés distingués de la société française du XVIIe siècle, en faisant rejaillir sur eux l’éclat d’un nom immortel.

Ainsi s’explique l’immense succès du Cyrus dans le temps où il parut. C’était une galerie de portraits vrais et frappans, mais un peu embellis, où tout ce qu’il y avait de plus illustre en tout genre, princes, courtisans, militaires, beaux-esprits, et surtout jolies femmes, allaient se chercher et se reconnaissaient avec un plaisir inexprimable. Ceux qui n’avaient pas la prétention de s’y rencontrer éprouvaient une vive curiosité d’y voir les autres et de juger de la ressemblance. Les principaux personnages, tout le monde les devinait, et les moins importans composaient en quelque sorte autant d’agréables problèmes qu’on agitait avec passion dans toutes les compagnies un peu élégantes, et le Cyrus devenait ainsi la lecture à la mode, le livre indispensable de tous les gens qui se piquaient de bon ton.

Remarquez que Mlle de Scudéry n’a pas la première donné l’exemple de mettre en roman les grandes aventures contemporaines et les personnages célèbres : elle suivait la voie ouverte par d’Urfé au début du XVIIe siècle, et où tant d’autres s’étaient engagés sur ses pas. Il est certain en effet que d’Urfé s’est proposé dans l’Astrée de raconter ses longues amours avec la belle Diane de Châteaumorand, et, quelques difficultés que depuis on ait voulu élever à cet égard, nous ne voyons pour nous aucune bonne raison de révoquer en doute le récit du véridique Patru[1]. Un peu plus tard, les Amours du grand Alcandre, par Mlle de Guise, princesse de Conti, sont les amours mêmes d’Henri IV. En 1624, le Romant satirique, ou, si l’on veut, le Romant des Indes[2], retrace des événemens et des personnages

  1. Œuvres de Patru, t. II, p. 497, Éclaircissement sur l’Histoire de l’Astrée.
  2. La seconde édition de 1625 porte ce titre.