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de l’imagination. Brutus, Collatin, Tarquin, son fils Aruns, Porsenna, Mutius, Horatius Coclès, aussi bien que Lucrèce, Tullie et Clélie, sont des personnages sur qui le romancier n’a aucun droit. Sous ces noms-là, mettre des seigneurs et des dames du XVIIe siècle, avec leurs goûts et leurs mœurs, est une entreprise radicalement extravagante où le roman et l’histoire ne se rencontrent que pour se combattre. Si l’auteur respecte un peu l’histoire, il manque son véritable objet, qui est de peindre les mœurs et les personnages de son siècle ; et pour peu qu’il suive son dessein et s’abandonne à son génie, il blesse l’histoire de la façon la plus outrageuse, et le bon sens révolté s’écrie avec Boileau :

Gardez-vous de donner, ainsi que dans Clélie,
L’air et l’esprit françois à l’antique Italie,
Et, sous des noms romains faisant notre portrait,
Peindre Brutus galant et Caton[1] dameret.

Rien de semblable dans le Cyrus. L’histoire n’éclaire pas les profondes ténèbres des temps reculés où brille la gloire solitaire de Cyrus. Nous ne savons rien de la société et des mœurs de la Perse, de la Médie, de la Cappadoce, ni des cours de Babylone, d’Ecbatane et de Sardes ; nous savons seulement qu’il y avait déjà de la richesse, du luxe, des arts et une civilisation assez avancée : on peut donc sans trop d’invraisemblance y supposer des mœurs élégantes plus ou moins semblables aux nôtres. Nous ignorons jusqu’aux noms des lieutenans de Cyrus, de ses amis et de ses adversaires ; la fiction peut donc s’y jouer impunément. Avons-nous la moindre connaissance du caractère de Mandane ? Cyrus lui-même, qu’en savons-nous ? Ce que nous en disent la Bible et Hérodote, c’est-à-dire fort peu de chose. La Cyropédie de Xénophon est un roman qui en permet et en appelle d’autres. Le poète ne rencontre ici aucune connaissance certaine et répandue, aucun préjugé qui résiste et s’oppose à ses inventions. La seule idée que l’histoire attache au nom de Cyrus est celle d’un conquérant plein d’audace et de génie. Tout le reste est d’une incertitude très favorable à la liberté de l’art. Aussi Mlle de Scudéry a très bien pu mettre des grandes dames françaises parmi celles qui faisaient l’ornement des cours opulentes de l’Orient, des généraux français à la fête des armées de Cyrus ou de ses ennemis ; elle a pu surtout représenter ces jeunes guerriers aussi galans que braves parce que l’amour est de la jeunesse de tous les lieux et de tous les temps, et comme il devait y avoir là aussi de la politesse et le goût des commerces délicats, on ne voit pas qu’on offensât beaucoup

  1. Boileau a mis là Caton pour la charge, car il n’y a pas de Caton dans Clélie au temps de Tarquin ; mais qu’importe au satirique ?