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qu’on leur avait fait contracter avant de promulguer le décret de liberté. Ce fut là, pour le dire en passant, la première cause de la prospérité exceptionnelle de cette île : il n’y eut pas à Bourbon de transition entre le travail esclave et le travail libre. Aux Antilles, les choses ne se passèrent pas ainsi, et même, sur les domaines qui ne se trouvèrent pas complètement désorganisés (un assez grand nombre le furent, surtout à la Martinique), il y eut un mouvement marqué de déplacement, d’éparpillement de l’ancienne population servile. On eût dit que les noirs se tâtaient pour se bien convaincre que cette liberté enfin proclamée n’était point une illusion. Ils passaient incessamment d’une plantation à une autre, n’écoutant que leur caprice, et trouvant une satisfaction enfantine à répondre dans leur jargon aux moindres reproches du planteur : « Si vous n’êtes pas content, j’irai ailleurs. » Cependant, il faut le dire, même en ces premiers jours d’enivrement il n’y eut point, à proprement parler, cessation du travail. Ainsi, lorsque l’émancipation fut proclamée aux Antilles, on était en pleine récolte, et par conséquent, sur un grand nombre de sucreries, de fortes quantités de canne à sucre, rendues en fabrique, devaient être passées en quelques jours au moulin sous peine d’entrer en fermentation : eh bien ! fait assez curieux, et qu’il faut citer à la louange des bons instincts du noir, cette fraction de la récolte qu’on eût pu croire si gravement compromise ne fut généralement pas perdue. Presque tous les planteurs qui se trouvèrent en présence de ce premier embarras de la situation parvinrent à faire comprendre à leur atelier qu’il fallait commencer par mettre an moulin, comme on dit aux colonies, sauf à festoyer ensuite à cœur joie la liberté proclamée.

S’il nous fallait une preuve que le travail ne fut point alors abandonné, nous la trouverions dans les états du commerce et de la production coloniale pour 1848. D’après ces documens authentiques, la production du sucre fut en 1848 à la Martinique de plus de 19 millions de kilogrammes. À la Guadeloupe, le résultat fut de plus de 20 millions de kilogrammes[1]. Ces chiffres sont loin sans doute de ceux de l’année 1847, qui s’élèvent à 32 millions de kilogrammes pour la première des deux colonies, et à 40 millions pour l’autre ; mais ceux de l’année précédente, moins favorisée par les conditions atmosphériques, n’avaient été que de 25 millions d’une part, et de 28 millions de l’autre.

L’une des traditions les mieux enracinées, répandues par l’ardente et stérile polémique qui a précédé l’émancipation, c’est celle

  1. Nous ne faisons état que du sucre, parce qu’à nos yeux c’est la denrée régulatrice, le produit qui constitue vraiment l’importance des colonies pour la métropole.