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elles enrichissaient la science, elles se soutenaient par la critique et la raison sans qu’il fût nécessaire d’invoquer une autorité très contestable. En Allemagne, un des hommes qui connaissent le mieux Shakspeare, M. Nicolas Delius, soumit le travail de M. Collier à une critique sévère, et des onze cent treize corrections proposées par l’éditeur anglais, dix-huit seulement trouvèrent grâce devant lui. De vives polémiques s’élevèrent. M. Delius fut attaqué à son tour par M. Julius Frese et par M. À Leo. Ce dernier du reste, en adressant un blâme très amer à M. Delius, ne ménage pas les reproches à M. Collier. « M. Collier, dit-il, s’est hâté de publier une édition de Shakspeare : d’après son manuscrit avant que la critique eût rendu ses arrêts sur la valeur des corrections proposées. M. Delius se hâte de les rejeter presque sans discussion. Il s’en faut bien cependant qu’on ait tout dit sur ces notes du manuscrit de 1632. L’enthousiasme aveugle de M. Collier, le désenchantement subit de ses adversaires sont également contraires à l’esprit de la critique. Qu’on laisse la science accomplir sa tâche, qu’on lui donne le temps de séparer le grain de la paille : ce n’est qu’après un examen approfondi des documens nouveaux qu’il sera convenable de donner, s’il y a lieu, une édition définitive de Shakspeare. »

Voici un livre qui semble répondre à cet appel de M. Léo. Je ne sais si M. Richard Grant White a connu la polémique dont je viens de parler, car son ouvrage, si riche de documens en tout ce qui concerne la littérature de Shakspeare, est absolument muet sur ce point ; ce qu’il y a de certain, c’est qu’il continue logiquement les ouvrages de M. Delius et de M. Leo. M. Leo reproche à M. Delius une condamnation trop précipitée du manuscrit de M. Collier, et presque un rejet sans discussion ; M. White rejette aussi les corrections acceptées par M. Collier, mais il les discute l’une après l’autre, et cette discussion atteste chez lui une rare sagacité littéraire, en même temps qu’une connaissance approfondie de Shakspeare et de son temps. Pour réfuter le prétendu correcteur de 1632 et l’érudit qui le patronne aujourd’hui, des appréciations générales ne suffisent pas. M. White consacre un chapitre particulier à chacune des pièces de Shakspeare, il se pénètre de la pensée du drame, du sens de chaque scène, de l’esprit de chaque personnage, et, confrontant le texte traditionnel avec le texte du correcteur, il arrive à des conclusions si évidentes, que le lecteur les a prononcées avant lui. Le jugement définitif de M. White peut se résumer ainsi : « Le manuscrit invoqué par M. Collier est absolument dépourvu d’autorité, et les corrections qui y sont indiquées ne doivent être jugées que pour leur mérite intrinsèque. Ce ne sont pas des renseignemens fournis par un contemporain du poète, ou par un homme qui avait recueilli fidèlement la tradition ; ce sont simplement des remarques individuelles, comme chez les éditeurs du XVIIIe siècle, ce sont des notes semblables à celles de Rowe, de Pope, de Warburton, de Malone, partant soumises à la discussion et justiciables de la critique. L’auteur de ces notes ne les a tracées que longtemps après la mort de Shakspeare, vers la fin du XVIIe siècle. Bien loin d’avoir conservé la tradition du poète, il se trompe le plus souvent sur le sens de ses œuvres, et ne modifie que ce qu’il ne comprend pas. Sur les onze cent trois corrections que propose cette prétendue autorité, il en est mille et trois qui ne soutiennent pas l’examen. Enfin, dans toutes ces conjectures plus ou moins ingénieuses, il