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aussi gradué qu’aucun docteur des États-Unis. Aimez-vous mieux que je vous livre à ce charlatan de Brown, qui, sans avoir vu un amphithéâtre, a coupé plus de soixante jambes mexicaines ou yankees ?

— Que le ciel m’en préserve ! Mais c’est un singulier médecin qu’une jeune fille.

— Ai-je dit qu’elle était jeune ? Miss Deborah n’a point d’âge. C’est la vertu en personne, — la vertu avec des lunettes. Son front est rigide, ses yeux sont rigides, sa bouche et son menton sont austères ; son teint est d’un anachorète. Elle a la forme et la raideur d’une planche bien rabotée. Sa taille est droite et inflexible comme son âme, et toutes deux comme un mât de vaisseau. Son nez a la courbe et le tranchant du sabre. Si elle rêve quelque chose, c’est le martyre ; si elle chante, c’est un psaume ; si elle lit, c’est la Bible. Elle parle français, elle sait coudre, elle sait faire des confitures ; elle est jolie, malgré sa maigreur. Si elle savait se taire à propos, elle serait parfaite. Entrez ; vous aurez le temps de faire connaissance avec elle et avec toute la famille.

Miss Deborah était assise et lisait Milton en compagnie de sa jeune sœur Lucy. A la vue d’Acacia, elle se leva, lui donna une poignée de main toute virile, fit une révérence à son compagnon, leur montra des chaises et se rassit elle-même.

Elle était grande, maigre, compassée, raide, vertueuse, orgueilleuse, savante, dévote et dévouée à ses amis. Sa mère, méthodiste fanatique, l’avait envoyée de bonne heure à New-Haven (Connecticut), chez une de ses tantes, chargée de la guider dans la pratique de toutes les vertus. Malheureusement la tante de Deborah était une vieille fille que sa laideur et son humeur acariâtre avaient réduite au célibat, et chez qui le célibat aigri tournait en fureur. Elle haïssait profondément les hommes, qui l’avaient dédaignée, et déclamait contre le mariage. Elle citait sans cesse à Deborah l’exemple de ces femmes illustres qui ont honoré leur sexe par leur mépris des hommes : Jeanne d’Arc, qui délivra la France des Anglais ; la grande Elisabeth, cette vestale assise sur le trône de l’Occident. On sait en France quelle passion les femmes trop émancipées ont d’émanciper les autres femmes. Cette passion n’est rien auprès de la rage qui possède quelques vieilles sous-maîtresses d’Angleterre et d’Amérique. La lecture assidue et l’interprétation de la Bible, un mysticisme déréglé qui se rapproche de l’hystérie, l’eau glacée qui trouble les fonctions organiques, le thé qui aurait attristé la joie de Rabelais lui-même, le brouillard qui couvre ces contrées, les plus humides du globe, et qui enfante une sombre mélancolie, tout contribue à créer cette classe de femmes aigres, dévotes, pédantes, prêcheuses, envieuses, méprisantes et méprisées, dont les romans austères paraissent un heureux et savant mélange du Cantique des