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un troisième avait été fusillé à Matanzas après l’invasion de Cuba et la mort de Lopez ; un quatrième et un cinquième étaient fermiers à quelques lieues d’Oaksburgh. Le dernier, Jeremiah, qui avait alors vingt-cinq ans, était le meilleur ami du lingot.

Quand le thé fut servi : — Deborah, dit Anderson, vous n’avez donc pas su retenir Acacia ?

— Lucy l’a essayé, mon cher frère, dit un peu sèchement Deborah ; mais miss Alvarez a des charmes plus puissans.

— Au nom du ciel, reprit Anderson, ne disons de mal de personne, si c’est possible.

— Je ne calomnie personne, répliqua Deborah ; miss Alvarez ne fait aucun mystère de sa conduite déréglée.

— Ma chère sœur, dit Jeremiah, ne nous mêlons pas des affaires privées d’Acacia. Miss Alvarez le garde dans sa maison et en a fait son associé ; mais à qui doit-elle sa fortune et sa liberté si ce n’est à lui ? Vous dites qu’elle l’aime ; qu’en savez-vous ? Et si cela est vrai, qu’a-t-elle de mieux à faire ? Elle est belle, libre et fille de couleur ; qui lui demandera compte de ses actions ? Quelques sottises qu’elle fasse, aucun de nous n’est chargé de les réparer, et mon ami Paul est d’âge et de caractère à ne pas recevoir de conseils.

Deux des assistans, John Lewis et Lucy, écoutaient Jeremiah avec une angoisse visible. Lucy pâlissait et rougissait tour à tour ; elle était tentée de pleurer, et elle retenait à grand’peine ses larmes. L’Anglais, plus maître de lui, souffrait néanmoins de cruelles tortures. Quoi ! cette admirable Julia ne serait qu’une femme vulgaire, la maîtresse d’un aventurier ! Il résolut d’éclaircir ses doutes.

— Monsieur, dit-il à Jeremiah, quel est donc cet important service que mon ami Acacia a rendu à miss Alvarez ?

— Il ne vous en a rien dit ?

— Je l’ai vu hier pour la première fois.

— C’est une plaisante histoire ; mais laissez-moi d’abord vous dire comment je l’ai connu. Ce début vous fera comprendre la suite. Un jour, j’étais à San-Francisco, en Californie. La ville venait de brûler, et avec elle un magnifique magasin de thé, de jambons, de toiles, de liqueurs et de nouveautés qui était tout mon bien. Je fumais tristement un cigare, lorsque je vois arriver en rade un navire chargé d’émigrans de tous les pays. Avant qu’il fût amarré, un homme descend dans une barque avec une hache, un marteau et une scie. C’était Acacia emportant toute sa fortune. Il était vêtu d’un vieux pantalon d’uniforme, d’une capote grise à demi usée, et coiffé d’un képi. Cet équipage, qui n’était pas celui d’un lord, était relevé par l’air gai, intrépide et bon que vous lui connaissez. En mettant pied à terre, il marcha sur un clou, le ramassa et le mit dans sa poche. J’avoue que ce soin ne me donna