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philosophes. Un parti orgueilleux et inhabile, les know-nothings, qui s’imagine que la divine Providence a créé l’Amérique du Nord pour lui seul, veut fermer ses portes aux émigrans d’Europe. C’est sur ce parti peu nombreux, mais puissant, que s’appuyait Craig. Il flattait leurs passions pour les faire servir à ses desseins.

Le lendemain du jour où parut l’article du Herald of Freedom contre Lewis, Craig, aussi résolu que son rival à vaincre ou à périr, voulut ameuter contre Acacia toutes les passions religieuses. C’était le côté faible du Français. Au Kentucky, comme ailleurs, on ne cherche pas volontiers querelle à un homme qui est riche, généreux, qui a un journal dans sa main, et qui, d’un coup de carabine Minié, tue un perroquet à cinq cents pas. Aussi Paul se faisait respecter de tout le monde ; mais les ministres de toutes les sectes, même ceux qui étaient à ses gages, le haïssaient secrètement. Acacia, élevé en France dans ces idées décentes qui sont le partage d’un si grand nombre de Français, était une pierre de scandale pour toutes les communions. En religion comme en amour, on pardonne plus volontiers aux ennemis qu’aux indifférens. Craig le savait, et c’est sur l’hostilité secrète ou déclarée des pasteurs protestans qu’il fondait ses plus grandes espérances. Il alla trouver Toby Benton, le ministre de la secte des méthodistes.

M. Toby Benton, ancien épicier qui n’avait pas fait fortune, cherchait dans le sacerdoce un asile contre les tempêtes du monde et de l’épicerie. Ennuyé de mêler sans succès l’ocre au café pilé et de vendre sous le nom de bougie de la chandelle fumeuse, il s’était jeté dans le sein du Seigneur. Tour à tour morave, anglican ou presbytérien, suivant les gens à qui il avait affaire, il avait rencontré Craig et s’était fait méthodiste. Je ne le blâme pas : les wesleyens valent bien les presbytériens, qui valent bien les anglicans, qui valent bien les puséyistes, lesquels ne sont guère inférieurs aux quakers. Au reste, toujours plein d’un zèle fervent pour la conversion des âmes, M. Benton composait de petits livres religieux qui se vendaient fort bien dans les wagons des chemins de fer du Kentucky parmi d’autres productions moins édifiantes, telles que l’Art de faire sa cour aux dames. Les livres de M. Benton se recommandaient par l’austérité de leurs préceptes. Il commentait la Bible avec une pieuse véhémence. Il comparait les catholiques à ces troupeaux de cochons que Jésus-Christ fit noyer dans le lac de Génésareth, et les autres dissidens aux Moabites et aux Ammonites. Ses coreligionnaires n’étaient rien moins que le peuple d’Israël, et lui-même, il était tantôt Moïse gouvernant les enfans de Jacob, tantôt, plus modeste, la nuée lumineuse guidant les tribus dans le désert. Tel qu’il était, avec ses petits livres, les souscriptions des fidèles et quelques