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la patrie au milieu des applaudissemens du peuple. » Rien de mieux; mais ce serait une contradiction étrange, si ces aspirations idéales à la vie pratique faisaient négliger les moyens pratiques de la restauration littéraire qu’on désire. Le rôle des théâtres est de faire l’éducation poétique de la foule. Pourquoi le Démétrius de M. Bodenstedt, la Brunhilde de M. Emmanuel Geibel, ne paraissent-ils pas sur la scène, lorsqu’on y voit sans cesse de plates imitations du français ou les drames bourgeois de Mme Birch-Pfeiffer? C’est à la critique de conseiller, de surveiller les entreprises théâtrales, comme faisait Lessing à Hambourg il y a un siècle. Au lieu de se perdre dans les sublimités de l’esthétique, qu’elle avise aux progrès possibles. Le meilleur moyen de travailler pour l’avenir, c’est de réformer le présent.

Et si les conseils de la critique sont insuffisans, que les poètes ne manquent pas à leur tâche. A qui appartient-il, sinon à des chantres inspirés, de créer cette unité intellectuelle et morale dont le théâtre a besoin? L’exemple du Gladiateur de Ravenne doit encourager les vrais artistes. Voilà une œuvre d’un ordre élevé qui, d’un bout de l’Allemagne à l’autre, a été immédiatement acceptée par la foule. L’auteur, on a pu le voir, n’a pas sacrifié la poésie à des exigences vulgaires; il n’a pas cherché non plus de vaines subtilités pour plaire à ces esprits raffinés que Rabelais appelle les abstracteurs de quintessence; il a été ému, il a exprimé son émotion, et l’Allemagne a cru revoir les beaux jours de Wallenstein et de Guillaume Tell. Je sais bien que Narcisse a été accueilli avec le même enthousiasme que le Gladiateur; je ne puis croire cependant que ce succès soit durable. On aura reconnu depuis longtemps le mauvais goût, les prétentions, les absurdités du drame de M. Brachvogel, quand on applaudira encore les mâles peintures de M. Frédéric Halm. Que l’Allemagne renonce donc à ses théories d’école; si on lui promet un théâtre exclusivement germanique, un théâtre sans précédent et sans modèle, qu’elle se défie de ces chimères. Elle sait ce que les théoriciens, depuis la mort de Schiller, ont fait tour à tour de la scène; elle voit ce qu’en font aujourd’hui les prétendus poètes de l’avenir. La poésie de Sophocle et de Corneille, de Shakspeare et de Schiller, n’est pas une œuvre mystérieuse, apocalyptique. Quelques subtilités qu’on imagine, il faut toujours en revenir à la loi qui ordonne de toucher les cœurs par la sympathie, d’élever les âmes par l’admiration. Que faut-il pour cela? Reproduire en poète les éternelles affections de l’humanité et les grandes luttes de la vie morale.


SAINT-RENE TAILLANDIER.