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fruits de la victoire; en un mot, la France serait une fois de plus la dupe de la perfide Albion : objections vulgaires qui tombent devant un examen attentif de la situation et des faits! Étrange aveuglement, de ne voir dans notre Intervention en Chine qu’une querelle de missionnaires! Sans doute, la cause du christianisme sera favorisée par notre triomphe, il est même permis aux âmes pieuses de se préoccuper particulièrement du triomphe de cette cause pour laquelle tant de soldats ont déjà succombé sur les champs de bataille du martyre; mais ce n’est là, aux yeux des politiques qui ont le droit de tenir compte d’intérêts sinon supérieurs à l’intérêt chrétien, du moins plus immédiats et plus pratiques, ce n’est là qu’un aspect de la question, ou plutôt une conséquence du grand acte que l’on se propose d’accomplir. L’Angleterre et la France, représentant la civilisation européenne, veulent ouvrir à l’activité exubérante de l’ancien monde un marché de 300 millions d’hommes, conquérir en quelque sorte au droit des gens un immense territoire, et déchirer, au profit du monde entier, le voile épais qui dérobe encore aux rapports internationaux, nécessaires à la vie et à la prospérité des sociétés modernes, l’une des plus riches contrées du globe. Enfin, si l’on tient à ramener la question à des termes plus simples, elles ont l’une et l’autre des injures à venger. Quoi de plus naturel que l’alliance qui les unit contre un ennemi commun? Il se peut que l’Angleterre soit, au point de vue commercial, beaucoup plus intéressée que nous ne le sommes à l’ouverture de la Chine, et que dès lors les avantages de la victoire doivent pour elle être plus grands ; mais compte-t-on pour rien les considérations d’influence et d’équilibre qui nous commandent, en Asie comme en Europe, de ne point demeurer spectateurs immobiles des progrès accomplis autour de nous ou des accroissemens obtenus par l’énergie et l’intelligence des peuples avec lesquels nous aspirons à marcher de pair, si même nous n’avons pas une ambition plus haute? Libre à ceux qui n’entrevoient point les destinées prochaines du monde asiatique, et qui, dans ce siècle de transports et de communications rapides, d’échanges infinis, d’émigrations incessantes, s’obstinent à parquer leur politique dans les étroites limites du vieux monde, libre à eux de ne pas comprendre l’impérieuse nécessité qui a assigné à notre drapeau un poste dans l’attaque de Canton ; quant aux esprits qui depuis quelques années se sont donné la peine d’observer ce qui se passe au-delà de l’isthme de Suez, notamment dans les régions extrêmes de l’Orient, ils doivent applaudir vivement à la résolution qui a été prise. Jamais occasion plus favorable ne pouvait se présenter pour introduire en Asie l’action de la France. Notre coopération avec l’Angleterre ne saurait être considérée autrement que comme une bonne fortune : elle doit satisfaire, parmi nous, les adversaires et les partisans de l’alliance anglaise. Les premiers, qui de tout temps se sont montrés jaloux des envahissemens successifs de la Grande-Bretagne sur les différens points du globe, et qui chercheraient volontiers dans d’autres alliances le moyen de tenir en échec l’ambition de nos voisins, obtiennent par cette coopération la certitude que cette fois du moins l’Angleterre ne fera point de nouvelles conquêtes sans que la France soit fondée à en réclamer sa part, et que, si l’Angleterre maintient son prestige dans cette lutte lointaine, la France relève en même temps le sien. Ce qu’ils eussent déploré, non sans raison, s’ils