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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 14.djvu/312

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celui qui peut porter sans angoisse et sans faiblesse l’écrasant fardeau de la solitude, plus heureux encore celui qui trouve une femme digne de lui par son caractère et par son génie ! Quel rêve admirable et sublime que celui de deux époux qui marchent dans la vie d’un pas égal, la main dans la main ! Heureux l’homme qui ne recherche pas dans celle qui doit être sa compagne la beauté fragile et périssable du corps ou les grâces mondaines, mais le génie et la vertu !

Tout en parlant, Deborah regardait doucement et fixement le bon swedenborgien. John baissa les yeux, rêvant à la belle Julia. Qu’est-ce que la vertu en comparaison d’un nez bien fait, de deux lèvres roses et d’un sourire qui fascinerait les dieux immortels ? Miss Alvarez n’avait point de génie ; mais a-t-on besoin de génie pour plaire et pour être aimée ?

Deborah se méprit sur le motif de la rêverie du docteur John : elle crut qu’il la devinait et qu’il allait répondre à ses avances par une déclaration d’amour ; elle le conduisit en silence au fond du salon, et s’appuya sur le bord de la fenêtre. La nuit était magnifique ; des milliers d’étoiles brillaient dans un ciel pur, et projetaient sur la terre leur sombre clarté. L’air était tiède et embaumé du parfum des magnolias : tout invitait à l’amour. Au-dessous de la fenêtre était le jardin, obscur et planté de massifs d’arbres des tropiques. Au-delà du jardin, qui était immense, on entendait le sourd grondement du Kentucky, dont les eaux coulaient à quelques centaines de pas de cette scène. John, plus ému que jamais par ses secrètes pensées et par le souvenir de Julia, poussa un profond soupir.

— John, mon cher John ! dit miss Andersen en lui prenant la main.

L’Anglais la regardait avec surprise, n’osant la détromper, et trop honnête homme pour la maintenir dans son erreur. Son silence, d’abord interprété comme une marque d’émotion bien naturelle, devenait inquiétant pour Deborah, lorsque Jeremiah interrompit brusquement le tête-à-tête.

— Ma chère sœur, dit-il, Lucy vous demande et ne peut rien faire sans vous.

Deborah se hâta de rejoindre sa sœur. L’Anglais fut ravi de cet incident, qui le tirait d’embarras.

— Demain, pensa-t-il, je lui avouerai la vérité, quoi qu’il arrive. Hélas ! le génie porte avec lui son châtiment. Être aimé sans aimer !

Singulier et triste malentendu ! Cependant John n’était pas un fat, ni Deborah une femme légère ; mais son heure était venue. Son cœur, fermé jusqu’alors à l’amour, venait de s’ouvrir comme une belle rose