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mesure des choses en ne leur permettant plus de les apercevoir qu’à la lueur trompeuse de leurs convenances et de leurs intérêts. Leur sagacité naturelle, s’épuisant tout entière sur ce qui les touche individuellement, devient impuissante à discerner et à apprécier ce qui leur est étranger, ou du moins ce qui contrarie leurs préoccupations. Le grand côté des questions leur échappe forcément. Ils sont encore capables d’aperçus ingénieux, ils peuvent voir et exprimer heureusement des vérités partielles, mais la grande réalité, la perception du vrai, du beau, du bien, l’admiration et l’indignation sérieuses et bien placées leur sont interdites. L’histoire n’est pour eux qu’un spectacle bizarre, une lice où luttent exclusivement des passions et des intérêts également mesquins, et où le hasard donne presque toujours la victoire.

Telle est, si je ne me trompe, l’impression que l’on reçoit de la lecture des Mémoires du duc de Raguse. On aurait tort pourtant d’en conclure que ces Mémoires ne sont pas un document instructif. Ils ne doivent sans doute être lus qu’avec précaution, et celui qui, avant de les consulter, n’aurait pas acquis une connaissance assez étendue des événemens auxquels ils se rapportent, courrait risque d’être induit dans de graves erreurs; mais avec un peu de critique, en remaniant à la lumière du bon sens les matériaux qu’on y trouve entassés, il est facile d’en extraire des informations pleines d’intérêt sur ces événemens, sur le caractère général des époques successives qu’ils embrassent, sur les personnages nombreux et très divers qu’ils font passer sous nos yeux, et qui parfois sont peints avec profondeur et vérité, quoique trop souvent, je l’ai dit, avec une insigne malveillance.

Il est encore un autre point de vue, et c’est à celui-là que je m’attacherai particulièrement, sous lequel ils offrent au moraliste un curieux sujet d’étude. Nulle part on ne voit mieux à quel point de rares et grandes facultés peuvent être à la longue rendues inutiles ou même dangereuses, pour celui qui les possède, par la légèreté d’esprit et l’absence de principes bien arrêtés, ou tout au moins d’une certaine fermeté de sens qui peut en tenir lieu dans la pratique.

Si l’on voulait caractériser en peu de mots le maréchal Marmont, on pourrait dire qu’il fut tout à la fois un des hommes les plus distingués et les plus incomplets de son temps. La nature l’avait doué des aptitudes les plus variées. Son esprit était vif, pénétrant, fécond en conceptions de toute espèce, sa bravoure assez grande, assez calme, assez égale pour être remarquée, même dans le temps héroïque où il lui fut donné de vivre. Militaire habile et instruit, il se montra capable d’organiser et d’administrer des provinces. Il n’était pas dépourvu de sens politique, bien qu’à cet égard son intelligence présentât de nombreuses lacunes. Il comprenait assez les sciences