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lution du duc de Raguse à cette époque si décisive de sa vie. Il eût reculé, bien que très ambitieux, devant une trahison à laquelle se fût attachée immédiatement une récompense, quelque éclatante qu’elle put être; mais l’idée que son adhésion, en assurant le succès du grand mouvement dont les premiers corps de l’état et la capitale tout entière avaient pris l’initiative, rendrait la paix au monde et sauverait la France épuisée, cette idée, sous laquelle se dissimulait à ses yeux la perspective séduisante des hautes destinées qui ne pouvaient manquer de lui être réservées dans l’ordre de choses nouveau, troubla son imagination. Il ne comprit pas que si, dans les crises politiques, la grandeur, la diversité, la complication des intérêts publics, peuvent jeter de l’incertitude sur les devoirs de l’homme d’état, ceux du soldat en présence de l’ennemi ne sont jamais douteux; il oublia que l’opinion, souvent si indulgente pour toute autre nature de défection, a constamment jugé avec une impitoyable rigueur l’acte du guerrier abandonnant sur le champ de bataille un chef trahi par la fortune.

Quelque confiance qu’affecte d’ailleurs le maréchal en développant cette apologie, on sent qu’il n’est pas pleinement rassuré sur l’effet qu’elle doit produire. Il s’efforce de nous émouvoir par la vive peinture de l’anxiété qu’il ressentit en sacrifiant tout son passé à ce qu’il regardait, dit-il, comme un devoir envers la patrie. Il affirme que son intention avait été d’abord d’aller trouver Napoléon après avoir, par sa défection, achevé de le renverser, et de lui demander la permission de s’associer à sa mauvaise fortune, de ne plus se séparer de lui. Je veux admettre que ce projet ait pu traverser son esprit, ébranlé par les doutes, les angoisses, dirai-je les remords? qui devaient l’assaillir à cette heure fatale; mais la moindre réflexion l’eût convaincu qu’après ce qu’il venait de faire, sa présence et sa société ne pouvaient plus être une consolation pour l’empereur exilé, à qui elles eussent rappelé sans cesse les plus pénibles souvenirs.

Bientôt distrait de ses regrets par les félicitations et les flatteries dont il se voyait l’objet tant de la part des étrangers que de la part de l’opinion triomphante, Marmont tourna toutes ses pensées vers un avenir sur lequel il semble s’être fait d’abord d’étranges illusions. Ses Mémoires ne sont pas très explicites sur ce point, mais il est facile d’entrevoir, à travers les aveux qu’il laisse échapper, ce qu’il n’a pas jugé à propos d’énoncer formellement. Il exprime l’opinion que les Bourbons auraient dû partager la France en grands commandemens confiés à des maréchaux qu’on aurait investis de pouvoirs très étendus. Il croyait donc que le régime militaire était le meilleur moyen de consolider la restauration. C’est apparemment sous l’influence de cette idée singulière qu’un jour, pendant la du-