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LES VOYAGEURS EN ORIENT.

la sécurité des individus ? Au temps de la féodalité, si la Bretagne ou la Bourgogne était mieux gouvernée ou moins opprimée que le reste de la France, j’aurais mieux aimé être sujet du duc de Bretagne ou de Bourgogne que d’être sujet du roi de France, leur suzerain. « Mais avec cet esprit de morcellement, disent les administrateurs turcs de la nouvelle école, que devient l’unité de l’état ? que devient le principe de la centralisation ? » À quoi je réponds fort simplement qu’on peut vivre sans la centralisation, mais qu’on ne peut pas vivre sans justice, sans sécurité et sans propriété. C’est une conduite dérisoire que celle des Turcs, prenant les formes de la civilisation occidentale, et n’en prenant pas le fond, ou ne le mettant que dans les décrets, qui sont une lettre morte.

Nous avons en ce moment un triste et curieux exemple de l’habileté des Turcs à se servir des maximes de la civilisation européenne pour aggraver l’oppression des rayas. Je veux parler de la réforme du clergé grec que la Porte a entreprise, et qui, si l’Europe n’étend pas de ce côté aussi sa surveillance protectrice, aboutira encore à un redoublement de servitude pour les Grecs sujets de l’empire ottoman.

Je ne veux pas nier les abus déplorables qui se sont introduits dans le clergé grec : ils frappent tous les yeux ; mais ils tiennent en grande partie à la misérable condition des Grecs sous la tyrannie des Turcs. M. Henri Mathieu, dans ses deux volumes fort intéressans intitulés la Turquie et ses différens peuples, dit quelque part, exposant l’organisation et les vices du clergé grec, « que les confesseurs transigent avec leurs pénitens et vivent du produit des absolutions. » Il ajoute en note : « Un prêtre à qui nous disions un jour que ce trafic des choses saintes était scandaleux nous répondit : Mais nous y sommes bien obligés pour nous rédimer du prix qu’on exige de nous ! Sa sainteté[1], qui paie sa charge à la Porte, nous vend en gros ce que nous sommes forcés de négocier en détail ; que voulez-vous faire à cela ? » La vénalité du clergé grec tient, comme on le voit, aux exactions des Turcs. Toutefois l’organisation du clergé grec a ses avantages à côté de ses inconvéniens, et parmi ses avantages il faut compter au premier rang l’indépendance qu’avait l’église grecque, et qui a été le principal soutien de la nationalité hellénique depuis 1453 jusqu’à nos jours. Si les Grecs sont restés un peuple et une nation en dépit de leur soumission à la domination des Turcs, ils le doivent à l’indépendance de leur église : la religion a conservé la patrie.

L’indépendance de l’église et de la nationalité grecques remonte

  1. Le patriarche.