Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 14.djvu/406

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
402
REVUE DES DEUX MONDES.

ligieux et moraux, le dernier commis-voyageur de la philosophie irréligieuse a plus d’esprit et de jugement que lui. Citons quelques passages de cette conversation, et voyons d’abord comment Sami défend la société orientale ; je parle de la société orientale, et non pas de la société turque : je dirai plus tard la différence qu’il faut faire, selon moi, entre ces deux sociétés.

« Les Européens, dit Sami-Effendi, sont injustes envers nous. Ils nous méprisent et ils ne valent pas mieux que nous. Ils sont fiers de leur civilisation, de leur liberté ; ils nous appellent des barbares, et ils nous traitent comme tels. Cependant, quand je suis arrivé à Berlin, voulant avoir un domestique qui sût le français, j’ai fait mettre une annonce dans les journaux : le lendemain trois cents domestiques se sont présentés chez moi. Quand vous serez à Constantinople, faites annoncer dans les journaux que vous désirez un domestique musulman, il ne vous en viendra pas une demi-douzaine. Qu’est-ce que cela prouve ? Que chez nous tout le monde est employé, qu’il n’y a pas, comme dans vos grandes villes, des millions d’individus qui n’ont ni feu ni lieu, et qui sont prêts à tout moment à vendre au premier venu la liberté dont ils sont fiers[1]. » Sami-Effendi a raison : le prolétariat est un des dangers de l’ordre social européen. En Orient, l’esclavage supprime le prolétariat. Il en est de même aux États-Unis. Le remède vaut-il mieux que le mal ?

Sami ne se borne pas à reprocher à l’Europe son prolétariat ; il lui reproche son luxe et sa vanité. « Nous n’avons pas de belles rues larges et bien pavées,… pas de palais somptueux comme à Paris ou à Londres. Chaque famille a sa petite maison qui lui appartient… Comme nous trouvons la lumière du soleil plus belle que celle des réverbères, nous en profitons : nos rues n’ont pas besoin d’être éclairées, parce que nous dormons pendant la nuit. En général, nous cherchons notre bonheur paisiblement chez nous, dans notre famille, et non dans le bruit, le mouvement et l’ostentation. » En parlant ainsi, Sami parle en vieux Turc ou plutôt en vieil Oriental. Nous verrons comment la société turque, en combinant de la manière la plus étrange l’imitation de la civilisation occidentale avec l’ancienne barbarie ottomane, s’éloigne chaque jour davantage de cet idéal de la vie patriarcale, qui est le véritable ordre social de l’Orient.

Comme Sami parlait de la famille, Mgr Mislin crut qu’il lui donnait barre sur lui, et il ne manqua pas de lui opposer la polygamie et l’esclavage des femmes. « Nous achetons nos femmes, c’est vrai, répondit Sami. Ma femme était une Circassienne que j’aimais beaucoup, et je n’en ai jamais eu qu’une. Nous, nous disons franche-

  1. Tome Ier, p. 76.