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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 14.djvu/462

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jeune fille : — Savez-vous, dit-il, qui le comte d’Hermosa aurait dû empêcher aujourd’hui de monter à cheval?

— Ce n’est pas moi, répondit-elle joyeusement, qui suis en ce moment si heureuse.

— Non, c’est moi, qui tout à l’heure peut-être serai malheureux. — Et toujours aiguillonné par la course : — Aussitôt que je vous ai vue, ne vous êtes-vous donc pas aperçue que j’allais vous aimer? Aussitôt que vous m’avez parlé, n’avez-vous donc point compris que je vous aimais?

Une branche d’arbre enleva le voile d’Amicie. Il saisit ce tissu tiède encore d’une haleine virginale, il y plongea sa bouche. — Reprenez ce voile, dit-il, avec le baiser que je viens d’y mettre, et je dis adieu à toutes les tristesses de ma vie; rejetez-le, et ma foi! je dis adieu à ma vie elle-même.

On continuait à galoper. Cette déclaration équestre, pleine de fougue et d’imprévu, était débitée avec tant de vaillance et de franchise, qu’Amicie prit lestement le voile et le remit à son chapeau sans mot dire. Pour ne rien céler, l’aimable fille s’attendait à l’aveu de Giuli, et ne le redoutait point. Malgré les gens qui l’entouraient, la région où elle s’était développée, elle avait gardé une nature droite, simple et même candide. C’est là ce qui devait avant toute chose la livrer à un homme, sinon corrompu, du moins versé dans tous les secrets de la vie. Clarisse appartiendra toujours fatalement à Lovelace. Ne vous attendrissez pas trop cependant. C’est dans le roman qu’elle meurt; dans la vie, elle prospère, elle se moque de celui qui l’a initiée à la science du bien et du mal. Elle regarde en riant ce pauvre serpent qui la contemple avec une sorte d’effroi honnête et mélancolique, tandis qu’elle mord à belles dents le fruit qu’il lui a montré.

Tout contribua, je l’ai dit, à livrer Cosme au mariage. Le soir de cet aveu fait au galop. Mlle de Courgey n’imagina-t-elle pas d’entrer en rivalité avec son amie? Cela devait être. L’amitié féminine, on le sait, n’a jamais été qu’un prétexte à mille jeux charmans et à mille affreux tours. Pendant qu’Amicie servait le thé, Juliette trouva le moyen, dans un coin du salon, d’entretenir le marquis à voix basse. Avec cette témérité de jeune fille qui déconcerte souvent les hommes les plus versés dans la science du monde, elle entra dans le vif des pensées où Giuli s’enfermait depuis plusieurs jours. — Vous êtes épris d’Amicie, lui dit-elle; sous peu, vous serez son mari. — Cosme lui jeta un regard étonné. — Vous savez, poursuivit-elle intrépidement, si celle que vous aimez m’est chère; mais excusez une franchise qui doit vous paraître bien bizarre et à laquelle je me livre ce soir : je ne sais trop pourquoi, c’est une union qui m’effraie pour elle et pour vous,