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à qui je remettais un anneau béni, changeait à chaque instant de visage. Je reconnaissais toute sorte de sourires oubliés, toute sorte de regards que je croyais à jamais disparus, et que je retrouvais tout chargés des mille émotions de mon cœur. Il y a un de ces regards, un regard bleu sombre, où rayonnait avec tant d’éclat encore un bonheur que j’ai cru immortel, qu’il m’a été impossible de le soutenir. Je me suis réveillé. Pendant une heure, je me suis senti une vraie fièvre; j’avais envie de tout abandonner et de courir après celle... Quelle folie! Je devrais être heureux de congédier toutes ces ombres; je veux aimer la compagne que me donnent d’honnêtes et paisibles destinées. Paisibles ! pourquoi? Voilà bien un mot qui m’est inspiré déjà par le tour vulgaire que prend ma vie. Avec l’âme que je me sais, si je suis réservé à cet heur formidable d’aimer ma femme, est-ce la paix que j’aurai conquise? Quoi! par instans je crois sentir encore dans chaque goutte de mon sang les souffrances que m’ont données des créatures dont je connaissais le néant, que je savais faites et vêtues de mes songes : quelle douleur me donnera la seule femme qu’il nous est défendu ici-bas de traiter comme une illusion, l’être à qui la société, plus puissante en cela peut-être que Dieu lui-même, vous unit par des liens plus forts que ceux des premiers époux de ce monde, qu’elle fait plus que de votre chair, qu’elle fait de votre honneur, de votre nom! — Tu parles de paix, mon pauvre Giuli! Aux armes! Tu entres en campagne et tu passes à l’ennemi. Tu es l’ennemi, car je ne puis pas me le nier, après tout, il y a quelques mois encore, le mari, c’était l’ennemi pour moi. Contre lui, tout était permis, même la trahison. Mon expérience dans la guerre que je vais faire sous de nouveaux drapeaux me sera-t-elle utile ou nuisible? Je n’en sais rien. Heureuse fortune de la jeunesse! Voilà ce qu’à propos de la guerre j’ai eu presque toujours l’occasion de dire, quoique j’aie été battu par Radetzky. Or tu n’as plus de jeunesse, Cosme, à moins que tu n’appelles ainsi ce perpétuel bouillonnement qui donne à ton cœur le fatigant et inutile fracas d’un torrent. »

Ce fragment de lettre, je l’espère, vous fait bien complètement connaître l’homme que j’ai promis de vous montrer. Cependant Giuli, le jour de son mariage, ne sembla pas éprouver, ou du moins ne laissa point paraître la tristesse presque farouche qu’en pareille occurrence ne dissimula point lord Byron. Il se mariait à la campagne, on ne fut pas obligé d’aller le chercher au fond du parc. Dès le matin, il s’était habillé avec soin, et paraissait s’être étudié à toutes les allures régulières. A l’église, il eut une tenue excellente. Les pleurs de Mme de Blesmau, qui, à l’étonnement général, se mit à sangloter comme une mère de province, ne lui inspirèrent aucune irritation. Loin de là, il prit lui-même un air attendri qui cependant