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à se faire jour et à vivre. Celui qui voudrait juger le travail de l’intelligence en le séparant des phénomènes extérieurs se tromperait indubitablement, car ce travail et ces phénomènes se tiennent et s’expliquent mutuellement: ils montrent un temps qui cherche, qui s’égare, qui revient, et qui se sent dépourvu surtout de cette certitude intime et mystérieuse si puissante à d’autres époques. Ne cherchez pas aujourd’hui dans les lettres un mouvement net et défini; vous trouverez plutôt tous les caractères d’une transition, des idées et des genres littéraires en déclin, des tendances indéfinissables, des modes presque nouvelles, comme aussi des systèmes nouveaux qui n’ont souvent qu’un malheur, celui de n’avoir rien de nouveau. Peu à peu il survient une jeunesse facile à reconnaître : elle est instruite et active, mais elle manque totalement de naïveté et de sentiment poétique; l’illusion n’est pas ce qui l’embarrasse. Elle marche hardiment à son but, confiante en elle-même, parlant de toute chose, estimant le succès prompt et facile plus que la réflexion, et le bruit plus que le travail. L’étourderie, là où elle existe, n’a vraiment rien de juvénile, et l’on voit une habileté très savante s’allier à une légèreté sans grâce. Ce n’est point là toute la jeunesse littéraire actuelle, on le comprend; c’est une certaine jeunesse. Dans les générations qui s’avancent, M. H. Taine est, quant à lui, un des talens les plus sérieux. Il est entré dans les lettres vigoureusement armé, avec des connaissances étendues, avec un esprit hardi et une plume qui a paru exercée dès le premier moment. M. Taine n’en est plus à son premier ouvrage : il a obtenu des succès à la Sorbonne et à l’Académie par ses essais sur La Fontaine et sur Tite-Live. Il s’est fait lire du public en écrivant sur des matières fort sérieuses, et ce qui est mieux, il a gagné facilement l’attention des esprits réfléchis par une série d’études qu’il a publiées depuis quelque temps, et qu’il réunit aujourd’hui sous le titre d’Essais de Critique et d’Histoire. Dans cet ensemble d’études, l’auteur va sans effort de M. Macaulay à Fléchier, de Dickens à M. Guizot, de Saint-Simon à M. Michelet, et de Platon à Mme de La Fayette; mais voilà le malheur! M. Taine ne se contente pas d’avoir un esprit très vif: il a un système qui se laisse assez voir dans tout ce qu’il écrit, et qu’il résume, en le défendant, dans quelques pages qui précèdent les Essais de Critique et d’Histoire.

Le système de M. Taine, ce système dans lequel l’auteur voit simplement une méthode, n’est autre chose en définitive que l’analyse du XVIIIe siècle, compliquée de quelques élémens nouveaux. D’autres s’efforcent de peindre, de découvrir toutes les nuances de la vie, de montrer les choses et les hommes dans ce qu’ils ont de variable et de contradictoire. Là où d’autres peignent ainsi, M. Taine analyse et décompose, et ce que les peintres font voir, il veut le faire comprendre, comme le naturaliste qui, sous prétexte d’expliquer ce que c’est que la vie, analyse le jeu des muscles. Dans un temps ou dans un homme, le critique cherche le muscle essentiel, une inclination primitive ou une force prédominante, et, une fois maître de ce qu’il considère comme cette faculté prédominante, il a le fil conducteur en main : tout s’explique logiquement, c’est-à-dire systématiquement. Que résulte-t-il de ce système? Il en résulte tout d’abord un inconvénient très grave pour le talent même de M. Taine, qui finit par arriver à une certaine monotonie de pensée. Tout paraît jeté dans le même moule. Dès que