Le propre du philosophe est de ne pas songer aux conséquences, ou, pour mieux dire, d’élever la spéculation à cette hauteur où toute conséquence mauvaise est bannie, et ne se présente même pas à la pensée. Arrivé à ce degré de maturité et de bonté que l’étude seule sait donner, le penseur est en quelque sorte réduit à l’impossibilité de mal faire. La philosophie n’est pour lui que l’épopée de l’univers ; le vrai mot dont il aime à désigner ses spéculations est celui de l’antiquité : placita, ce qui lui a plu, le point de vue que, entre mille autres, il a préféré. La source du bien est pour lui, non dans telle ou telle doctrine, mais dans sa noblesse, dans le sentiment de sa filiation divine, dans l’habitude qui fait que l’idée du mal n’a plus d’accès près de lui. Mais tel n’est pas l’état du commun de l’humanité. Si l’humanité par sa tête touche le ciel, dans son ensemble elle a l’esprit étroit et formaliste. Il faut peu de chose pour lui donner le vertige. Aux yeux du philosophe, sans qu’il s’en soit aperçu, l’humanité se compose de quelques individus exceptionnels, préservés des tentations et des malentendus où tombe la foule ; mais pour le politique il n’en est point de la sorte. Se jetant résolument dans la mêlée des choses humaines, il en accepte les conditions. Il doit se résigner à traiter avec la médiocrité d’esprit ; il doit composer avec elle et lui faire des concessions. Chaque mot, il doit le peser, non-seulement au scrutin de la vérité, mais au scrutin de l’utilité. Chaque doctrine, il doit l’accepter, non parce qu’elle lui paraît plus scientifique, plus rapprochée de la vérité, mais plus accommodée aux circonstances, plus utile pour sa fin.
Mais, dira-t-on, la vérité peut-elle avoir de fâcheuses conséquences, et la science est-elle grosse de tempêtes ? L’homme de tact qui juge les doctrines, non par des considérations scientifiques, mais par leur physionomie générale et leurs tendances, n’a-t-il pas un bon criterium ? Si telle ou telle doctrine est utile au maintien de la société, n’est-ce pas une grande preuve que cette doctrine est la vérité ? Ce raisonnement serait très juste, si l’espèce humaine se composait de quelques milliers d’hommes cultivés de la même manière, vivant uniquement de la vie intellectuelle et morale, exercés à toutes les finesses de la spéculation. L’humanité au fond pose sur le vrai ; ce qu’elle n’atteint jamais, c’est la fine nuance : les formules où elle se complaît sont lourdes et grossières. Il faut, pour fixer les idées de la foule, un symbole arrêté et qui ait un certain air d’évidence. Tout serait sans venin, si tous étaient élevés à ce degré de pureté où l’acte seul de la pensée est un hommage rendu à la Divinité ; mais les plus fortes et les plus belles doctrines prises par des esprits étroits et scolastiques peuvent se tourner en poison. Le philosophe qui veut se mêler aux affaires humaines est donc obligé à une foule de ménagemens.