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et ce n’est que pendant une minime portion de la traversée que l’on a recours à cet agent, — lorsque le vent fait défaut, pour franchir une zone de calmes constans, par exemple. Avec de semblables navires, dont l’emploi ne peut tarder à se répandre, tout porte à croire que l’on atteindra la plus heureuse combinaison possible de vitesse et d’économie ; la traversée d’Australie par exemple pourra être ainsi ramenée de soixante-cinq à cinquante jours, peut-être à moins, résultat qui permettra de braver longtemps encore la concurrence des navires obligés d’employer la vapeur pendant la durée entière du trajet.

C’est dans des conditions tout exceptionnelles du reste qu’on a cru possible cette dernière solution du problème, et il convient d’exposer en peu de mots le gigantesque essai tenté par les Anglais dans la construction du Leviathan. L’expérience de la navigation à vapeur semble avoir déterminé un rapport assez simple entre les dimensions du navire et la longueur de la traversée qu’il est appelé à faire sans relâcher : ce rapport est celui d’un tonneau de capacité par mille nautique, de sorte qu’un vapeur de 3,000 tonneaux, par exemple, pourra opérer directement un trajet de 3,000 milles marins. Or, la compagnie décidée à tenter l’expérience ayant choisi la ligne d’Australie à cause de l’immense et rapide développement assuré à cette colonie, on voulut du premier coup, afin de bénéficier autant que possible du bas prix de la houille en Angleterre, réaliser un navire assez grand pour embarquer au départ tout le charbon nécessaire, non-seulement à l’aller, mais aussi au retour. L’ensemble des deux traversées était pour l’Australie de 22,500 milles ; ce fut donc l’énorme tonnage de 22,500 tonneaux que l’on résolut de donner au bâtiment projeté[1] ! Il est impossible de rien préjuger sur une tentative aussi extraordinaire, — alors que le navire est à peine à flot, après un lancement dont chacun a encore présentes à l’esprit les longues et dispendieuses péripéties : l’expérience seule peut prononcer en pareil cas ; mais, vînt-elle même confirmer toutes les espérances de la compagnie, il est permis de penser que l’immense perfectionnement ainsi apporté à la navigation à vapeur n’aurait nullement pour effet de ruiner la marine à voiles, ou de lui enlever le transport des marchandises, dont elle a aux neuf dixièmes le monopole. Le Leviathan n’est en effet guère destiné qu’aux passagers, qu’il cherche à nourrir le moins longtemps possible en abré-

  1. Les Anglais ont toujours aimé les interprétations positives des textes sacrés ; aussi n’est-on pas étonné de voir l’illustre Newton calculer gravement les dimensions de l’arche de Noé, et lui donner un tonnage du 18,531 tonneaux. Un autre commentateur, l’évêque Wilkins, arrive au chiffre de 21,761 tonneaux. Certains journaux anglais ont signalé complaisamment la supériorité des dimensions de l’arche du xixe siècle.