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Zobeïdeh, qui portait une lampe à la main, entra sans faire de réponse dans la chambre d’Ombrelle, et Maléka demeura au dehors, prêtant l’oreille. Zobeïdeh s’était arrêtée sans doute à l’entrée de la chambre, car elle ne l’entendit pas marcher ; sa voix non plus ne se fit point entendre, mais celle d’Ombrelle, voix rauque, tremblante et saccadée, partant du coin où Maléka l’avait laissée naguère, et avec cet accent particulier qu’a la voix pendant le sommeil. — Non, non ! disait-elle, ne me tuez pas… Et la voix s’éteignit dans ce murmure qui est comme l’ombre de la parole humaine. Zobeïdeh sortit de la chambre aussi sombre et aussi froide qu’elle y était entrée. Elle vint droit à Maléka, et lui dit qu’Ombrelle était folle à tout jamais. Quelques minutes après, les deux femmes se séparèrent.

Une fois seule, la Circassienne s’étendit sur un divan sans desserrer sa ceinture ni détacher les agrafes et les épingles en diamans de sa coiffure. Elle ferma les yeux et demeura longtemps immobile, comme si elle eût été décidée à vaincre son agitation et à forcer le sommeil de descendre sur elle ; mais ce fut en vain. Elle bondit ensuite sur ses pieds et marcha précipitamment dans sa chambre. Une heure se passa ainsi, puis elle s’assit sur un carreau posé à terre, cacha son visage dans ses mains, et parut plongée dans ses réflexions. Hélas ! tout ce qu’elle avait fait pour s’assurer la possession presque exclusive de celui qu’elle adorait avait tourné contre elle ! Ombrelle rentrerait sous ce toit qu’elle avait souillé ; Zobeïdeh l’avait compris : le pardon d’Osman irait jusqu’à l’oubli du crime, et la coupable esclave reprendrait bientôt son titre de maîtresse bien-aimée. Elle-même avait déplu au bey par ses conseils sévères ; Ombrelle ne manquerait pas, lorsqu’elle serait rentrée en grâce, d’envenimer ce mécontentement ; elle se poserait en victime de sa jalousie ; qui sait si elle ne parviendrait pas un jour à le convaincre de son innocence, à la présenter, elle, Zobeïdeh, comme l’auteur d’une noire calomnie ? Perdrait-elle le peu qui lui restait encore de l’amour de son époux ? Se le verrait-elle enlever sans le défendre ? Ne s’était-elle pas juré cent fois de renverser tout ce qui viendrait se placer entre elle et cet amour ? Pourquoi hésiter ? pourquoi se décourager ? Lorsqu’elle s’était défaite d’Ada, avait-elle espéré que ce serait là sa première et sa dernière rivale ? N’était-elle pas préparée à en voir une autre lui succéder, et à cette autre une autre encore, et qui sait pendant combien d’années ? N’avait-elle pas dit : Autant il en choisira, autant j’en frapperai, et maintenant, parce qu’elle s’était flattée un instant que le crime de la favorite lui épargnerait un crime à elle, devait-elle, cet espoir déçu, oublier ses résolutions premières ? Non ; si Osman pardonnait, elle ne pardonnerait pas, et cette fois elle ne ferait qu’accomplir un acte de justice, elle empêcherait le crime de