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dernier livre pourtant, il a comblé la mesure, et poussé aussi loin qu’elles peuvent l’être la colère et la haine que l’épicuréisme intellectuel a toujours excitées en lui. Son mécréant pratique est un honnête garçon, qui n’a d’autre tort que de vouloir donner à ses actions les plus spontanées et les plus généreuses une apparence de cynisme et de dureté : l’occasion ne lui manquera pas de racheter ses péchés véniels ; mais son épicurien intellectuel n’excite que le dégoût et le mépris, rien ne pourra sauver ce malheureux, et tous les accidens de la vie lui seront occasion de ruine, car l’homme qui ne vit que de vanité est blessé sûrement par les événemens les plus futiles.

Les deux personnages principaux du roman forment un contraste saisissant. Thomas Thurnall et Elsley Vavasour sont mis en présence dès les premières pages du livre : ils expliquent nettement et d’une manière dramatique la pensée de l’auteur. Tom Thurnall appartient à cette race d’hommes qui est particulièrement chère à M. Kingsley, et dont le plus remarquable échantillon est l’Amyas Leigh de Westward Ho ! Les héros chéris de M. Kingsley ont une préférence marquée pour tous les jeux de la force et du danger. Jeunes, ils préféraient à tous les plaisirs de la chair et de l’esprit les fortifians exercices du corps, les longues promenades, la chasse, l’escrime ; dans l’âge mûr, ils préfèrent à tous les triomphes les dangers de la mer, du champ de bataille, des solitudes incultes et des forêts primitives. M. Kingsley a pour la force corporelle la plus vive admiration, et même il irait volontiers jusqu’à en faire la base de la vertu et de la morale. Pas de vertu sans jarrets agiles et sans larges épaules ! a-t-il l’air d’insinuer parfois à ses lecteurs. Ses vrais héros sont tous musculeux et honnêtes, et ils sont honnêtes parce qu’ils sont musculeux. La meilleure éducation pour l’enfance lui semble celle des anciens Perses, qui apprenaient à leurs enfans à dire la vérité et à tirer de l’arc. Cette singulière admiration pour la force physique, qui est poussée jusqu’à l’exagération, est un des caractères originaux de M. Kingsley. Loin de penser, comme trop de personnes qui tombent dans une exagération opposée, que tout ce qu’on donne au corps est enlevé à l’esprit, M. Kingsley pense au contraire que l’éducation physique est la base véritable de l’éducation morale, et que tout ce qui fortifie le corps fortifie en même temps l’esprit. Il y a certainement beaucoup de vrai dans l’opinion de M. Kingsley, qui a paru cependant exagérée en Angleterre, où les exercices physiques tiennent dans l’éducation une si grande place, et qui paraîtrait un paradoxe en France, où nous avons conservé les traditions de cette éducation cléricale qui cherche le développement de l’esprit avant toute autre chose, même aux dépens de la santé du