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force, et a toujours préféré les âmes désespérées aux âmes stoïques, les esprits contemplatifs aux esprits pratiques. M. Kingsley le sait bien, lui qui est un chrétien sincère ; aussi se donne-t-il, malgré ses opinions, les démentis les plus inattendus. Ses héros, qui sont si sûrs d’eux-mêmes, sont intrinsèquement très faibles, et ne trouvent dans leur volonté aucune arme contre leur sensibilité. Le musculeux et brave Tom Thurnall, qui n’a craint ni le yatagan des Arabes, ni le scalpel des sauvages, se sent troublé jusqu’au fond de l’âme par les yeux d’une pauvre fille timide, frêle et nerveuse. Plus frappant encore est le personnage du major Campbell, que l’on peut regarder comme son héros de prédilection, et qui symbolise certainement, dans la pensée de l’auteur, l’alliance établie par le dévouement au devoir entre la vie pratique et la vie intellectuelle. Eh bien ! le major Campbell est une âme noble plutôt qu’un caractère viril. Il a eu jadis une passion profonde qui a été repoussée, et depuis, malgré tous ses efforts, il n’a pu s’en guérir… Sa passion le ronge comme un cancer intérieur, et il n’espère d’autre remède que la mort. Écoutez-le invoquer la bienfaisante déesse. « O mort, belle, sage, tendre mort, quand viendrez-vous pour me révéler ce que je désire savoir ? Je vous ai fait la cour depuis longtemps, ô brave mort, pour obtenir que vous donniez le repos au voyageur fatigué. C’était le désir d’un lâche, et vous n’êtes pas venue. Je vous ai serré de près dans l’Afghanistan, vieille mort ;… mais vous m’avez échappé, je n’étais pas digne de vous. Et maintenant, je ne vous poursuivrai plus, prenez votre temps, je saurai attendre ; qui sait si nous ne nous rencontrerons pas ici ? » C’est l’accent de Werther, que dis-je ? c’est l’accent de Shelley lui-même. Ce major Campbell, c’est Elsley Vavasour retourné, Elsley purgé de ses vanités et purifié par une longue douleur.

Le seul lien qui puisse unir la vie intellectuelle et la vie pratique, c’est la croyance religieuse ; mais par quels moyens ce trait d’union s’établira-t-il, et où trouver entre ces deux termes opposés la synthèse du devenir, comme on dit dans l’école hégélienne ? C’est peut-être une erreur de croire que les accidens de la vie amènent l’âme à la soumission aux décrets d’une volonté toute-puissante ; c’est une plus grande erreur encore de croire que l’expérience de la vie amène l’âme à la charité, c’est-à-dire à aimer les hommes d’après une règle plus large que celle que nous ont tracée nos instincts, nos préférences, et les doctrines que nous ayons adoptées. Les héros de M. Kingsley le prouvent bien : ni le danger, ni le chagrin, ni même le désespoir n’ont pu amener Tom Thurnall à croire à un Dieu protecteur. Le ministre Frank Headley, partisan entêté de la haute église, homme de bien au demeurant, ne peut se résoudre à admettre les mérites d’un méthodiste et d’un dissident, et méconnaît