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d’être en eux. Les choses se passent moins simplement dans ce monde. S’il existe en effet des écrivains qui ont ainsi une valeur permanente, ou, pour mieux dire, qui possèdent à la fois de quoi satisfaire aux exigences contraires dont la succession fait la vie morale de l’espèce humaine, il en est d’autres qui, avec des qualités très réelles, ne peuvent avoir qu’un prestige intermittent. Ils sont beaucoup aimés par une génération, parce qu’ils parlent beaucoup à ses instincts ; mais, faute de répondre assez aux besoins opposés, ils passent avec elle pour rester éclipsés jusqu’à ce qu’une nouvelle réaction ait ramené au pouvoir la tendance qui regarde du côté de leurs qualités. En général, les ressuscités sont des esprits de ce genre. On pourrait les comparer à des astres que notre terre ne saurait apercevoir pendant une moitié de son évolution, mais qui reparaissent naturellement sur son horizon chaque fois que, en oscillant suivant ses lois, elle revient à l’autre moitié de son orbite. Et c’est à ce mouvement même qu’ils doivent leur importance particulière, car c’est lui qui nous donne le moyen de computer nos propres saisons. En étudiant le vieil auteur qui, sans changer lui-même, a subi ces vicissitudes, nous comprenons mieux où se portaient les préoccupations de nos pères alors qu’elles s’éloignaient de lui, et dans quel sens nous avons dû nous retourner nous-mêmes pour le retrouver sur la ligne de nos yeux. En rencontrant chez lui une phase morale qui s’accorde avec la nôtre et un travail commencé dont notre propre activité n’est que la reprise, nous acquérons une conscience plus nette de ce qui se passe en nous, en même temps que nous sentons mieux comment nous ne sommes ni le commencement ni la totalité de l’univers.

C’est sur un ressuscité de l’Angleterre actuelle, — sir Thomas Browne, de Norwich, — que je voudrais aujourd’hui appeler l’attention. Par sa naissance, il nous reporte à l’époque la plus merveilleuse de l’esprit anglais, et, je le crois, de l’esprit moderne, à la fin de ces cent années d’abondance qui ont produit Spenser et Shakspeare, Bacon et Milton. Fort célèbre de son vivant et traduit plusieurs fois dans les principales langues de l’Europe, encore lu et partiellement réimprimé jusqu’en 1756, mais délaissé depuis lors ou du moins rejeté dans l’ombre pendant tout le règne de la raison, il est soudain remonté dans l’opinion publique aussitôt que ce flux de raisonnement a commencé à redescendre. Dès les premiers jours de notre siècle, il avait déjà trouvé chez Coleridge un esprit préparé à le goûter, et à partir de ce moment il a de plus en plus reçu droit de cité dans la littérature contemporaine. On l’a étudié et on l’a discuté ; on a publié ses œuvres complètes en y recueillant les lettres et les morceaux inédits qui restaient de lui, et la même édition,