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débute avec des ardeurs enfantines dans la voie ouverte par Bacon, où les idées religieuses, la philosophie et les lettres traversent aussi une crise, qui est trop éclipsée pour nous par la veille et le lendemain. On n’en est pas encore aux écrivains réguliers, et on n’en est plus aux génies inspirés ; on en est aux prosateurs ravissans, à Jeremy Taylor, à Bunyan, à Walton, à Evelyn, à George Herbert.

C’est dans ce groupe d’écrivains que Browne se place en première ligne. Entre eux tous, il est l’esprit le plus original, celui qui doit le plus à la nature, et autant qu’aucun autre il a droit de figurer dans la bibliothèque des auteurs charmans : — ce qui n’est point en somme une distinction vulgaire, quoique de son temps elle ait pu être relativement plus commune ; — car, si l’on comptait les hommes qui ont mérité ce titre depuis le commencement du monde, on les trouverait peut-être encore moins nombreux que les grands génies. Je ne parle pas seulement, bien entendu, des auteurs qui plaisent à la lecture : il arrive tous les jours qu’un roman ou une pièce de théâtre nous enlèvent agréablement à nous-mêmes par le mouvement ou par les contrastes de leurs scènes ; mais la secousse à peine passée, si nous voulons juger, l’œuvre amusante nous apparaît souvent sous des couleurs tout autres : pour notre esprit, elle n’a plus que des laideurs. Tout au contraire d’autres livres, bien moins entraînans, semblent s’embellir dans nos souvenirs. Il se peut que par instans ils nous aient fatigués, il se peut même qu’aucune de leurs idées isolées n’ait obtenu notre plein assentiment ; mais quand nous nous recueillons, il se trouve que leurs idées, en nous revenant toutes à la fois, acquièrent le don de nous séduire. C’est sans doute parce qu’elles forment en nous à elles toutes une image de l’auteur lui-même ; ses manières de voir ne s’accordaient pas avec les nôtres, sa manière d’être devient pour nous tout aimable. Tel est le genre d’attrait que possède Browne : il inspire l’affection. Si la génération qui a précédé notre siècle n’a point paru le goûter, c’est qu’en vérité elle avait pour habitude de ne pas écouter ses impressions. Elle était trop occupée à rechercher si chaque opinion et chaque locution partielle étaient conformes aux décisions absolues de la raison, et d’ailleurs elle eût cru se déshonorer en ayant la faiblesse d’aimer ce qui était aimable, ce qui avait puissance d’exciter de l’amour. Elle se faisait gloire de juger toujours, et de tenir seulement pour bon ce qu’elle voyait raison de réputer tel.

Ce n’est pas à dire toutefois que ceux qui ont pu dédaigner Browne n’aient point eu pour cela de motifs valables. De fait, il y a en lui du caméléon. Il change complètement d’aspect suivant le point de vue sous lequel on le regarde. Si on lit ses écrits avec la curiosité morale qui s’intéresse surtout à la nature humaine et qui aime à