Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 14.djvu/659

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de ceux qui ont le don de la parole, sont sujets à ne pas voir clair et surtout à ne pas ouvrir les yeux. Au lieu de regarder pour juger, ils aiment mieux raisonner pour conclure qu’un homme chez qui la foi ruisselle doit être un athée, et ne peut être qu’un athée, parce qu’il a émis telle opinion qui, suivant leur opinion à eux, ne peut provenir que de l’athéisme, ou ne peut manquer d’y conduire.

C’est au retour de ses voyages, très probablement entre 1633 et 1635, que Browne avait composé sa Religio medici. Il y a lieu de croire qu’il était alors établi près de Halifax, à Shipden-Hall, où, en sa qualité de jeune médecin, il devait avoir d’amples loisirs pour examiner sa conscience. Lui-même nous raconte qu’il avait écrit son soliloque sans intention aucune de publicité, mais que, son manuscrit ayant été copié et imprimé à son insu avec de nombreuses inexactitudes, cela le décida à se présenter sous son nom devant le public. L’édition anonyme et subreptice à laquelle il fait allusion est de 1642 ; l’édition qu’il donna lui-même est de l’année suivante. Le docteur Johnson, qui a écrit une Vie de Browne, y rapporte ces faits, « qu’il ne songe pas, dit-il, à contester. » Cela ne l’empêche pas de présenter le récit du médecin de Norwich comme fort suspect, parce qu’en général il faut se défier des publications soi-disant subreptices « qui le plus souvent ne sont qu’un subterfuge employé par des auteurs affamés de notoriété, mais effrayés d’en avoir l’air, et qui voudraient satisfaire leur vanité en gardant les apparences de la modestie. » Le docteur n’a pas été heureux ici en faisant choix de Browne comme d’un crochet pour y suspendre ses vérités générales sur la généralité des auteurs, et ce n’est pas la seule fois qu’il ait péché de la sorte. Quoique Johnson, ait dû une bonne partie de sa célébrité à ses biographies, je doute que le génie du biographe fût au nombre de ses qualités. Il avait peu le sentiment des caractères, et il avait beaucoup trop, comme son siècle, la passion des axiomes universels. Sa philosophie morale se réduisait quelque peu à concevoir d’après tout le monde une idée banale de l’homme, pour l’appliquer ensuite à n’importe quel individu. Ainsi procède-t-il à l’égard du médecin de Norwich. Tandis que Browne, tel qu’il s’est daguerréotype dans ses œuvres, est avant tout une nature candide qui craint le bruit et qui n’a guère que des vanités d’imagination, tandis qu’il est dominé par ses sympathies au point d’avoir peine à penser à l’effet qu’il peut produire, son biographe n’a qu’un mot à la bouche pour donner la clé de sa vie : l’amour-propre. Si le manuscrit de Browne est resté assez longtemps hors de ses mains pour qu’il fût possible de le copier, c’est que, « en recevant, je suppose, les louanges exubérantes dont tous les hommes paient la faveur de parcourir une œuvre inédite, il n’a pas été très pressé d’abréger les