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dant tout l’empire de la vice-royauté d’Italie, avait des qualités attachantes ; il avait la loyauté du caractère et la fidélité du cœur. Tout répondait de lui à Napoléon. Il ne faut pas croire cependant qu’il eût une grande liberté dans cette organisation et ce gouvernement d’un royaume nouveau. L’empereur, et ce fut son piège, crut pouvoir tout résumer en lui-même. Il ne comprenait pas des serviteurs relevés à leurs propres yeux par la dignité d’une coopération indépendante ; il voulait surtout des instrumens intelligens, muets et dociles. Il écrivait ou il faisait écrire au prince Eugène que, Milan fût-il en feu et la lune tombât-elle, il devait attendre ses ordres après les avoir demandés. C’était une pensée fixe sous une expression exagérée à dessein. Il faut toutefois l’ajouter : cette ardeur de commandement n’était pas un vain caprice de domination ; elle était naturelle, inévitable, dans les idées et dans le système de l’empereur. Une certaine liberté d’action est possible dans l’administration d’un pays où tout le monde a la notion distincte du but général qu’il faut atteindre. Dès qu’il s’agit de combinaisons gigantesques, embrassant des opérations de toute sorte, s’étendant à des peuples différens, et faisant concourir à une même œuvre, dont un seul homme a le secret, une foule de volontés éparses, le moindre caprice d’indépendance peut déranger tous les plans : il faut que tout se coordonne sans cesse à une pensée unique, de telle sorte que l’erreur était dans le système, et Napoléon usait son génie d’exécution à réparer les fautes de sa politique ; il faisait servir une incomparable fécondité de ressources à réaliser des conceptions sans durée. Chose remarquable ! il fallait bien que ces aspirations de conquête, ces idées de domination universelle fussent dans la nature de Napoléon. Dès la première guerre d’Italie, M. Miot pouvait en recueillir l’expression, conservée dans des extraits qui peuvent sans doute n’être point d’une exactitude littérale, mais où l’on retrouve les habitudes de langage, les pensées familières de celui qui déjà visait à l’empire, n’étant encore qu’un jeune général de vingt-sept ans. Plus les documens particuliers se multiplieront, et les Mémoires du prince Eugène sont de ce nombre, plus ils apprendront à faire deux parts quand on voudra étudier Napoléon : il y aura le système qui pourra bien servir de leçon, non d’exemple ; partout au contraire où cette surprenante intelligence restera dans le vrai et sera aux prises avec une œuvre juste, précise, on la verra déployer une lucidité et une puissance de bon sens bien plus extraordinaires que des conquêtes éphémères.

Tous ces ouvrages, qui sont des documens pour l’histoire, tiennent aujourd’hui une grande place. Ils sont un aliment pour l’esprit qui ne sépare pas les spectacles de la vie réelle du mouvement permanent des idées et des choses littéraires. La littérature dramatique se résume pour le moment dans une œuvre nouvelle, une comédie qui vient d’être représentée tout récemment au Théâtre-Français, sous ce titre poétique et séduisant : les Doigts de Fée. Deux hommes d’esprit, deux membres de l’Académie, M. Scribe et M. Legouvé, ont livré l’autre soir une bataille moins dangereuse que les batailles de l’empire, il est vrai, mais d’où la langue française n’est point sortie sans blessure, et qui ne peut vraiment être considérée comme une victoire signalée pour l’art contemporain. M. Scribe cependant est un esprit habile à nouer une action, à combiner des scènes, et il a traversé dans sa vie