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à Berlin, où des hommes éminens, des maîtres de la science et de l’art, Cornélius, Wilhelm de Humboldt, Louis Tiek, Wilhelm Zahn, Henri Steffens, Varnhagen d’Ense, recherchaient les occasions de la voir et de s’entretenir avec elle ? Faut-il la peindre dans sa retraite, dans sa demeure élégamment aristocratique, au milieu de ses fleurs et de ses tableaux, attentive aux transformations de l’esprit public, sympathique à tous les jeunes talens, toujours prête à encourager le bien et le beau, fidèle enfin à ses inspirations patriotiques de 1813 et à son poétique enthousiasme de Düsseldorf ? Dirai-je qu’elle resta longtemps belle, qu’elle fut toujours un modèle de dignité gracieuse, qu’elle garda jusqu’à la dernière heure l’inaltérable jeunesse de l’esprit et du cœur ? On peut rassembler les traits de ce tableau dans le livre de Mlle Ludmila Assing. Lorsque Mme la comtesse d’Ahlefeldt mourut à Berlin au mois de mars 1855, elle avait vu disparaître l’un après l’autre presque tous les confidens de ses douleurs. Les amis fidèles qui l’entouraient encore aimaient en elle la grâce et la sérénité de l’esprit ; la plupart d’entre eux ignoraient les aventures héroïques et tendres de cette vie si amèrement éprouvée. C’est le détail de ces aventures que j’ai voulu emprunter aux révélations de Mlle Assing. Le récit de ses dernières années n’intéresse que ceux qui l’ont connue ; le tableau de sa jeunesse, associé désormais à l’histoire littéraire de l’Allemagne, appartient aussi à l’histoire générale du cœur humain. Toutes les fois qu’on parlera des guerres de 1813, on la verra, la noble femme, dans la petite salle de Breslau, belle, inspirée, enthousiaste, envoyant au combat la légion des chasseurs noirs ; toutes les fois qu’on s’occupera de la littérature allemande depuis Goethe, et de cet Immermann qu’Henri Heine appelle un des plus grands poètes de son temps, on la verra douce, bienfaisante, à demi cachée dans l’ombre, suscitant et réglant avec grâce le rude génie de l’auteur d’Alexis. Femme de M. de Lützow, amie de Charles Immermann, Mme d’Ahlefeldt a des titres particuliers à la reconnaissance de l’Allemagne. Elle en a d’autres au souvenir des esprits d’élite ; elle a aimé, elle a souffert, et sur cette blanche et douloureuse figure rayonne une lueur de la beauté morale.


SAINT-RENE TAILLANDIER.