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plus fertiles qu’on ne supposait. Une armée russe pouvait donc, des bouches de l’Embah, gagner la mer d’Aral sans être exposée à manquer d’eau et de vivres, et à voir ses communications coupées. Un port a été créé sur la mer d’Aral, et on y a construit une flottille qui pourra débarquer un corps d’armée aux bouches du Jihoun, l’Oxus des anciens, et assurer ses approvisionnemens.

Cela n’a point suffi aux Russes, et le succès de cette tentative les a déterminés à la renouveler. À soixante lieues au sud de l’Embah, Ils ont fondé sur la Mer-Caspienne la forteresse d’Alexandrof, et de cette place jusqu’à l’extrémité méridionale de la mer d’Aral ils ont établi une seconde ligne de puits et de colonies militaires. Dix années et un corps d’armée ont été employés à l’exécution de cette entreprise, qui a valu à la Russie la possession complète de toute la partie de la Tartarie comprise entre la Mer-Caspienne et la mer d’Aral. Les Turcomans, qui infestaient ce pays par leurs brigandages, ont été rejetés sur les frontières de la Perse, où la vie nomade ne tardera pas à leur devenir impossible. Rien n’eût été plus facile aux Russes que de s’emparer de Khiva. Une armée partie d’Astrakhan ou de Gourief aurait débarqué à Alexandrof. En une semaine, elle pouvait arriver aux bouches de l’Oxus, qu’elle aurait remonté jusqu’à Khiva, suivie de la flottille de la mer d’Aral, qui aurait porté ses approvisionnemens et son artillerie. Une semblable expédition n’a pas été nécessaire : depuis 1853, le khan de Khiva n’est plus qu’un vassal du tsar. Quiconque est maître des bouches de l’Oxus a tous les Tartares à ses pieds, car ce fleuve est la grande ou plutôt l’unique artère de la Tartarie.

Si les Russes avaient eu pour but unique de s’ouvrir une route vers l’Hindoustan, ils ne se seraient pas bornés à imposer au khan de Khiva un léger tribut et l’obligation de protéger les caravanes ; ils auraient soumis ce prince à leur autorité directe, ils se seraient également assujetti les Boukhariens, afin d’être maîtres de tout le cours de l’Oxus. L’entreprise eût été d’autant plus facile que les barques qui naviguent sur ce fleuve peuvent, au témoignage de Burnes, porter aisément cent cinquante hommes : une flottille serait donc pour une armée européenne l’auxiliaire le plus précieux. L’Oxus est navigable jusqu’à la hauteur de Balkh et de Kulm, c’est-à-dire jusqu’au cœur de l’ancienne Bactriane. Parvenue au confluent de l’Oxus et de la rivière de Kulm, une armée russe se trouverait au pied de la chaîne du Paropamisus, aujourd’hui l’Hindoukoush. Elle pourrait la franchir par le col de Bamian, qui conduit à Caboul, et suivre la rivière de Caboul, qui va se jeter dans l’Indus. C’est par cette voie qu’à deux mille ans d’intervalle, deux conquérans, Alexandre et Nadir-Chah, ont pénétré dans l’Inde.