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rendre le meurtre impossible en nous ordonnant d’aimer nos ennemis ? Ne nous dit-elle pas : « La vengeance appartient au Seigneur ! Malheur à celui qui prétend l’usurper ! » Et quand elle défend à chacun de se charger de sa propre vengeance, elle ne l’autorise certes pas à venger son voisin ! Non, un cœur où la foi chrétienne a pénétré est inaccessible à tout sentiment haineux capable de conduire au meurtre ; mais combien y a-t-il de vrais chrétiens sur cette terre !

Zobeïdeh n’était pas chrétienne. L’eût-elle été, la lumière de la grâce aurait eu de rudes combats à livrer contre la violence de ses passions ; mais, je le répète, elle n’était pas chrétienne. Élevée uniquement pour plaire, douée de la faculté d’aimer avec entraînement et jusqu’à la fureur, son amour et son orgueil devaient lui rendre toute rivalité insupportable. L’infidélité de l’homme qu’elle aimait, du seul homme qu’elle pût aimer, puisqu’elle n’avait jamais connu que lui, était à ses yeux un affreux malheur, un impardonnable outrage, et elle ne savait pas que Dieu s’était expressément réservé le châtiment de toutes les offenses. Pourquoi donc eût-elle pardonné à ses rivales ? Par pitié ? Mais ses rivales avaient-elles pitié de ses tourmens jaloux ? ne prenaient-elles pas plaisir au contraire à étaler à ses yeux leur triomphe ? Zobeïdeh, il faut bien le dire, n’avait de pitié que pour l’être qu’elle aimait, lors même qu’il lui déchirait le cœur, et non-seulement elle ne conçut jamais le désir de se venger sur lui, mais lorsqu’elle se vengea en frappant ses maîtresses, elle ne négligea rien pour le consoler, pour le garantir contre les secousses trop vives de la douleur.

Lors de son entrée dans le harem d’Osman-Bey, Zobeïdeh n’était ni une intelligence obscurcie, ni un cœur corrompu, incapable de distinguer le bien et le mal : elle était femme, c’est-à-dire soumise au pouvoir de l’imagination et des nerfs plus encore qu’à celui du sang et des passions. La règle morale qui eût pu l’arrêter sur la pente du crime, elle l’ignorait. Les femmes de cette trempe trouvent parfois la vie insupportable lors même qu’elles sont placées dans des conditions apparentes de bien-être et de bonheur, et cela seulement parce que leurs nerfs leur causent des sensations semblables aux sensations physiques qui accompagnent le malheur, la douleur morale, le désespoir. Pour de telles femmes, les distractions sont nécessaires ; toute distraction est préférable à l’état dans lequel elles se trouvent, et c’est pourquoi nous voyons si souvent, même dans notre Europe civilisée par le christianisme, des femmes, heureuses en apparence, mépriser et jeter au loin leur bonheur pour se vouer à une pénible existence, à la pauvreté, au vice, au danger, quelquefois à la mort. Zobeïdeh en était arrivée là.