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te haïr, et je sens aussi que je ne pourrais t’aimer sans crime.

Ce fut en vain que Zobeïdeh mit tout en œuvre pour la convaincre que l’un et l’autre ne dépendaient que d’elle. Voulait-elle lui pardonner ses crimes et l’aimer, elle se laisserait ramener peu à peu à des sentimens plus humains et plus doux ; elle lui serait si reconnaissante de ne pas la repousser, qu’elle ne s’abandonnerait plus à ces passions terribles qui auraient pu les séparer à jamais. Si elle préférait la vengeance, rien ne s’opposait à ce qu’elle fût satisfaite. Kassiba ne lui devait plus rien ; ses crimes à elle avaient effacé tous les titres qu’elle pouvait avoir à sa reconnaissance. Elle ne demandait plus qu’une chose : c’était que Kassiba vécût, et elle vivrait, pourvu qu’elle le voulût bien. Les sophismes de Zobeïdeh ne pouvaient égarer une âme aussi droite et aussi pure. Elle ne répliquait pas, mais elle secouait doucement la tête, et la Circassienne sentait avec désespoir que tous ses efforts étaient impuissans.

Kassiba lui dit encore : — Je regrette de ne pas embrasser ma mère ; mais si un saint derviche m’offrait de la faire paraître devant moi, je refuserais, tant il m’en coûterait de t’accuser, et tant il me semblerait, en gardant le silence, devenir ta complice. Laisse-moi mourir, Zobeïdeh ; il n’y a plus de place pour moi parmi vous.

Le désespoir de Zobeïdeh touchait à l’égarement. Pour la première fois de sa vie, elle comprenait qu’elle avait été cruelle, non-seulement envers les objets de sa haine, mais envers ceux de son amour. Comme la plupart des femmes naturellement violentes et passionnées, elle avait mis une sorte d’orgueil à mieux aimer que les âmes faibles qui s’attribuent exclusivement la patience et la tendresse. Ce mérite, dont elle aimait à se parer, Kassiba venait de lui en montrer le néant. Elle savait haïr, mais elle ne savait pas aimer, puisqu’elle n’avait pas su préférer à son propre bonheur le bonheur des personnes aimées. Elle forma plus d’une fois le projet de se dénoncer elle-même pour mettre un terme aux déchiremens qui torturaient le cœur de Kassiba et lui rendaient la vie impossible. Peut-être eût-elle exécuté ce dessein, qu’elle formait au moins de bonne foi ; mais elle ne fut pas appelée à consommer ce sacrifice. Kassiba languit quelques jours, souriant à la mort. Enfin, se sentant faiblir de plus en plus, elle fit appeler Zobeïdeh. — Je meurs, lui dit-elle, de la mort que tu as donnée aux miens, mais en mourant je te pardonne pour eux et pour moi ; si tu veux adoucir mes derniers momens, promets-moi de ne pas ajouter de nouveaux crimes aux anciens. Ce n’est pas pour tes victimes que je te prie, c’est pour toi. Je ne sais ce qui nous attend après la mort, personne ne m’en a parlé ; mais la mort est difficile à tous, et je sens que si j’avais fait du mal à quelqu’un pendant ma courte vie, je tremblerais à cette heure. Cette heure viendra aussi pour toi, et elle sera terrible ; n’ajoute