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ou bien il prenait un flambeau et reconduisait des visiteurs chimériques jusqu’à leur carrosse, aussi invisible qu’eux-mêmes. Y a-t-il entre ces actes et ceux d’un dormeur qui reste au lit un motif de comparaison ? Oui sans doute, avec de l’attention on ne peut manquer d’apercevoir que le commencement de ces opérations somnambuliques s’annonce dans un dormeur quelque peu nerveux et actif. Celui-ci ne marchera pas, mais il changera de position sans se réveiller. Il ne mettra pas le couvert, mais il fera des gestes pour écarter un fantôme. Il prononcera distinctement certains mots, il ira même jusqu’à suivre une conversation, interrogeant et répondant tour à tour. Il rira aux éclats, il pleurera à chaudes larmes. Entre les mouvemens du premier et ceux du second y a-t-il, au fond, une autre différence que la différence de degré ? Donnez à celui-ci une organisation nerveuse plus irritable : tout ce qu’il rêve, il le mimera. L’exécution matérielle des mouvemens sera plus parfaite, mais ce seront toujours des mouvemens. On insiste pourtant ; ce qui est naturel est trop simple, il faut du merveilleux. Le merveilleux est moins vrai, mais il est plus piquant. On prétend que le somnambule a évidemment une seconde vue puisqu’il agit très adroitement dans une complète obscurité, puisqu’il s’y dirige avec une précision qui rend ses démarches infaillibles. Ce phénomène perd une partie au moins de son apparence merveilleuse, si l’on remarque tout d’abord que le somnambule n’agit jamais que dans le cercle de ses plus familières habitudes, et qu’il ne se sert que d’objets dont la place, la forme, la dimension, le poids, la couleur, lui sont très connus. Voilà ce que Maine de Biran a nettement vu et montré aux psychologues ses successeurs, qui ont su en tirer parti. Il rapporte un curieux exemple de somnambulisme. Une jeune fille, atteinte d’une affection nerveuse assez compliquée, tombait naturellement dans un sommeil où ses sens s’engourdissaient l’un après l’autre, surtout l’ouïe et la vue. En cet état d’assoupissement, elle montait à un étage supérieur de la maison, s’asseyait devant une table, choisissait parmi des écheveaux de soie de couleur différente et continuait dans la perfection une broderie commencée. D’où lui venait cette adresse de fée ? Pur mécanisme d’habitude, aidé du spectacle intérieur des objets de son travail favori. Elle écrivait aussi et très correctement, toujours dans l’obscurité ; mais écrire, c’est encore un mouvement que conduit l’habitude, et le dormeur ordinaire se meut, quoique avec moins de précision. Le somnambule est une machine montée par l’accoutumance, mise en mouvement par le rêve, et qui va, infaillible comme toute machine, jusqu’au moment où quelque chose vient à l’improviste se jeter dans ses rouages.

D’ailleurs il ne faudrait pas affirmer d’une façon trop absolue que, dans l’accomplissement de son œuvre nocturne, le somnambule n’est