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atteint d’un incurable scepticisme à l’endroit de la régénération ottomane, et qu’il prenne dans les observations et dans les récits même de M. Viquesnel de quoi douter de ses conclusions ? Telle est en effet l’impression que je recevais à mesure que je lisais le Voyage dans la Turquie d’Europe. Ce que M. Viquesnel expose avec tant de clarté lutte contre ce qu’il propose avec tant de zèle. Le statisticien combat le publiciste.

À quoi cela tient-il ? Cela tient, selon moi, à l’impartialité même de M. Viquesnel. Personne n’aime plus que lui la vérité, et personne ne la dit avec plus de sincérité. Or il y a pour lui deux Turquies, celle du passé et celle de l’avenir, celle des faits et celle des décrets et des règlemens qui se proclament en attendant qu’ils s’exécutent. M. Viquesnel, loin d’aimer et d’admirer la vieille Turquie, la Turquie des faits et des usages, révèle fort clairement les abus et les maux de son gouvernement ; mais il aime et il défend vivement la nouvelle Turquie, la Turquie de droit et de théorie, celle qui sera, celle qu’annoncent tous les matins les décrets de la Porte-Ottomane. Celle-là malheureusement n’est jusqu’ici qu’un pompeux roman. M. Viquesnel y croit cependant ; il est persuadé que cette Turquie imaginaire, qui est déjà née deux ou trois fois et qui ne vit pas encore, finira par prendre le dessus. Heureux de pouvoir admirer à son aise un gouvernement qui n’a point de défauts, puisqu’il n’a pas vécu, il s’étonne que tout le monde ne rende pas justice et hommage à la réforme turque. Que dirions-nous d’un lecteur du Télémaque qui, prenant au sérieux la Salente de Mentor, dirait qu’on est bien plus heureux à Salente qu’à Londres ou à Paris ? Eh ! oui, certes, le roman est toujours plus beau que la vie, seulement il ne vit pas. Eh ! oui, certes, la Turquie réformée, la Turquie de Gulhané et du hatti-humayoun de 1856 est plus belle que la France et que l’Angleterre. Elle est conforme à tous les principes de la civilisation moderne, seulement elle ne vit pas ; c’est son seul défaut.

Plein d’une merveilleuse confiance en l’avenir de la civilisation en Turquie, M. Viquesnel ne semble pas tenir un compte suffisant de la différence entre les réformes décrétées et les réformes accomplies. Il prend la Turquie qui serait pour la Turquie qui est, et le conditionnel pour lui équivaut au présent. « Les possessions ottomanes, dit M. Viquesnel dans son résumé général, renferment d’immenses contrées qui n’attendent qu’une population laborieuse pour créer à l’Europe comme à la Turquie de nouvelles sources de richesses. Vivifiées par l’émigration, ces contrées changeraient subitement d’aspect : l’agriculture y prendrait un immense développement, et pourrait couvrir les marchés de l’Europe de l’excédant de ses récoltes, l’industrie, pourvue désormais des procédés mécaniques