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d’Hécube ne lui va pas ; il lui faut celui de Sémiramis. Cette Sémiramis pauvre et négligée fait peine à voir. Qui pourrait penser que nous sommes à peine à une lieue d’une grande capitale ? A Paris, à Londres, à Vienne, à dix lieues à la ronde, on sent qu’on approche d’une capitale ; les villages sont plus nombreux, les maisons sont plus soignées ; nous voyons partout de riches villas : ici rien qu’une fertilité sauvage qui témoigne contre les maîtres de cette terre, à qui le ciel a tout donné et à qui les hommes ont tout ôté. Cette vallée est belle et riante : qu’y manque-t-il pour valoir Montmorency ou Viroflay, la vallée de Bièvre ou Richmond, ou Twickenham ? Des hommes qui sachent en jouir et en profiter. À voir la solitude qui nous entoure, rien ne nous défend de croire que nous sommes les premiers qui ayons visité cette vallée et que nous sommes en Amérique ou en Australie : encore en Amérique et en Australie nous aurions déjà rencontré des pionniers et des défricheurs. — Tenez, mon cher ami, lui dis-je en lui montrant l’aqueduc, qui nous apparaissait tout à coup dans un coude de la vallée, voilà qui nous avertit que nous ne sommes pas en Amérique ou en Australie… Nous restâmes plus d’une heure à admirer ce bel aqueduc, seul et magnifique habitant de cette vallée, et qui la peuplait de souvenirs. Nous revînmes à Constantinople par notre désert du matin avec un préjugé de moins contre le vieil empire byzantin et un doute de plus sur la durée possible de cet empire turc, qui stérilise tout ce qu’il possède.

Il serait long d’énumérer toutes les causes qui nuisent en Turquie au développement de l’agriculture. Une des principales est le défaut de routes et de moyens de transport, non qu’il fût difficile d’avoir de bonnes routes : « sur un grand nombre de points, les routes sont pour ainsi dire construites à l’avance par la nature et n’exigent que le travail nécessaire pour égaliser les roches qui sont à fleur de terre[1]. » Les fleuves qui sillonnent la surface de l’empire ottoman offriraient aussi d’excellens moyens de communication ; mais il y faudrait quelques travaux qu’on projette toujours et qu’on ne fait jamais. M. Viquesnel raconte à ce sujet comment le sultan Abdul-Medjid, sur la plainte des négocians d’Andrinople, fit mettre à l’étude les divers projets proposés pour rendre la Maritza navigable dans toute son étendue et le port d’Enos accessible aux navires d’un fort tonnage. Un de nos ingénieurs français, M. Poirel, fit un rapport sur ces divers projets. Les choses en sont restées là. « Les négocians d’Andrinople s’étaient volontairement imposé des sacrifices annuels pour contribuer au succès de l’entreprise. L’argent fut donné en

  1. Ibid, page 267.