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changer les vêtemens et les coiffures, il a pu avoir des meubles d’Europe et substituer le luxe frivole de Paris au luxe sauvage de l’Orient ; les mœurs ont résisté, le Turc n’a pas dépouillé le vieil homme ni dans le sultan ni dans le peuple. — Ce sont toujours des anthropophages, me disait un voyageur ; seulement ils mangent avec des fourchettes.

On a pu en 1839 croire à la régénération ou à la réforme de la Turquie, quand la fameuse charte de Gulhané fut proclamée solennellement. Qui peut y croire aujourd’hui ? Quelle réforme a été faite je ne dis pas dans les lois, mais dans les mœurs du peuple, dans la pratique du gouvernement ? Le hatti-humayoun de 1856 a repris après dix-sept ans l’œuvre de la charte de Gulhané, comme pour bien prouver que la charte de Gulhané n’avait rien produit. « Patience, objectera-t-on ; vous dites vous-même que l’Europe a mis près de quatre cents ans peut-être à créer sa civilisation, et vous condamnez la Turquie, qui n’a pas accompli sa réforme en dix-sept ans ! Qu’est-ce que dix-sept ans auprès de quatre siècles ? » J’entends ; mais comprenez aussi que l’Europe, depuis quatre cents ans, marche vers le but qu’elle a enfin atteint, tandis que la Turquie au contraire marche depuis quatre cents ans dans un sens opposé, que depuis quatre cents ans, au lieu de faire effort pour s’assimiler à la civilisation européenne, elle a fait effort, par la force des armes et par les invasions, pour assimiler l’Europe à la barbarie, comme elle y a assimilé successivement toutes les contrées qu’elle a envahies, et l’Asie-Mineure, et la Grèce, et la Macédoine, et les îles de l’Archipel, les plus anciens et les plus florissans séjours de la civilisation. Son passé décide de son avenir, dans un temps surtout comme le nôtre, où l’avenir vient vite. J’aurais grand’peine, je l’avoue, si la chose dépendait de moi, à accorder à la Turquie quatre cents ans de vie, et même de vie réformée, parce que je serais effrayé du nombre incroyable de vexations et de persécutions contre les chrétiens que contiendraient ces quatre cents ans de bail nouveau ; mais le temps aujourd’hui est plus pressé et plus exigeant que ne peuvent l’être mes souhaits. Si la Turquie a besoin de quatre cents ans pour se réformer, si même elle a besoin de cent ans ou de cinquante ans, c’en est fait d’elle ! Le temps ne lui accordera pas ce sursis. Ne voyez-vous pas que, depuis quarante ans au moins, l’Europe a changé d’attitude et d’allure envers l’Orient ? L’Europe, autrefois occupée de ses querelles et de ses guerres, ne faisait guère attention à l’Orient, sinon pour le mêler à ses luttes. Ce qui s’y passait était inconnu ou indifférent à l’Europe. Il y avait des révoltes de pachas ambitieux ou de populations opprimées sans que l’Europe s’en souciât le moins du monde. Aujourd’hui tout est changé : il ne se passe rien en Orient qui ne soit pour l’Europe un sujet d’attention.