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nesse et de santé, dans une ère nouvelle. La constitution votée par la convention de Philadelphie était en vigueur ; Washington et ses amis, portés au pouvoir par la révolution qu’ils avaient provoquée, donnaient un gouvernement à l’Union. Dans ce pays où la presse anglaise ne voyait naguère que corruption et décomposition précoce, mépris du droit, agitations stériles, ruine, fraude et violence, le chef de l’état veillait loyalement à l’exécution des traités, les tribunaux faisaient respecter les conventions privées, le congrès assurait le paiement de la dette publique, les pouvoirs locaux maintenaient partout l’ordre matériel, les citoyens s’enrichissaient ; la justice, la sécurité, la prospérité renaissaient, les mauvaises passions se taisaient, et Washington, parcourant les états qui avaient été le théâtre des soulèvemens socialistes, était accueilli avec un enthousiasme si plein d’idolâtrie, qu’un spectateur chagrin s’écriait : « Nous avons passé par la série des adorations papistes ; le président rentre à New-York tout parfumé d’encens. » Pour démontrer que tout était pour le mieux dans le Nouveau-Monde, il n’était plus nécessaire de faire l’apologie de l’émeute et de la banqueroute. Jefferson avait trop de bon sens pour s’affliger d’un tel changement ; mais ce qu’il voyait ressemblait si peu à l’Amérique telle qu’il l’avait laissée et à la France telle qu’il venait de la quitter, qu’il sentait lui-même « le besoin de se remettre au ton du pays, que l’on perd toujours après une longue absence. Je ne connais que les Américains de 1784, c’est être fort étranger à ceux de 1789. »

Pour n’avoir pas suivi toutes les variations de ton par lesquelles avait passé l’opinion, Jefferson n’en était peut-être que plus en harmonie avec les tendances sociales de ses compatriotes. La situation, les institutions étaient changées, les mœurs ne l’étaient point. C’était d’une réaction contre l’esprit de licence démocratique et d’égoïsme local qu’était sortie la constitution qui régit encore aujourd’hui les États-Unis ; mais ce grand mouvement d’opinion, dont les résultats ont été si durables, était destiné à être lui-même éphémère comme toutes les réactions. Après s’être donné le frein qui le soutient et le contient dans ses écarts, le peuple américain devait se