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Page:Revue des Deux Mondes - 1858 - tome 15.djvu/380

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s’étaient vus brusquement attaqués par une immense armée russe amenée en poste des bords du Danube. Une brume épaisse avait permis à l’ennemi d’arriver jusque dans le camp sans être aperçu; mais cette audacieuse surprise n’avait pu déconcerter le sang-froid britannique. Quelques instans avaient suffi aux Anglais pour se rallier, et bientôt ils avaient arrêté les progrès d’un ennemi dix fois supérieur en nombre. Leurs faibles bataillons disparaissaient au milieu des colonnes profondes qui les enveloppaient de tous côtés; ils avaient néanmoins, pendant six heures d’un combat acharné, repoussé les attaques des Russes. Ceux-ci avaient fini par se lasser, le désordre s’était mis dans leurs rangs. Les Anglais avaient alors pris l’offensive, et, soutenus par un détachement de l’armée française arrivé à la fin de l’action, les avaient précipités dans la vallée de la Tchernaïa, l’ennemi s’était retiré par le pont d’Inkerman dans une indicible confusion, et l’on avait vu les jeunes grands-ducs, venus à Sébastopol pour assister à une victoire, fuir à toute bride et fouler aux pieds de leurs chevaux les fantassins accumulés sur le pont. En un mot, la journée d’Inkerman avait été pour les Russes un véritable désastre. Le carnage qu’on en avait fait était effroyable. Ils avaient laissé sur le champ de bataille quinze, vingt, trente mille des leurs. Lord Raglan, répétait-on, n’avait rien vu de pareil à Waterloo. À ces cris de victoire se mêlaient des cris d’indignation contre les soldats russes, qui pendant le combat avaient massacré les blessés anglais. Une lettre des généraux alliés dénonçait au monde civilisé la conduite barbare de ces soldats; leurs officiers eux-mêmes leur en avaient donné l’exemple. Un major russe, pris sur le fait, avait été traduit devant une commission militaire, jugé, condamné; il allait être pendu.

Rien ne manquait, on le voit, à la mise en scène de ce drame où la France laissait évidemment à l’Angleterre tous les honneurs du triomphe. Le doute ne semblait pas permis; les récits des journaux s’accordant de tous points avec le rapport de lord Raglan, il fallait bien s’incliner devant le nom du général en chef de l’armée anglaise. Depuis lors, la lumière s’est faite en partie, et maintenant, si l’on vient à relire ce rapport, qui est demeuré le document principal sur la bataille d’Inkerman, on ne laisse pas d’en ressentir quelque surprise. Il semble en effet que la victoire soit uniquement due à l’inébranlable fermeté des troupes anglaises. Le moment décisif où les Français arrivèrent sur le champ de bataille et repoussèrent les Russes n’est pas même mentionné. Lord Raglan, après avoir indiqué les premières positions de son armée et rappelé brièvement le mouvement de sir George Cathcart sur la gauche des Russes, arrive sans transition au dénoûment, qu’il nous décrit en ces termes : « La