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des hommes distingués, et beaucoup appris à cette école du malheur où se forment les caractères. Venu en France de très bonne heure, il s’y est marié à l’âge de dix-sept ans avec une jeune fille aussi pauvre et plus jeune que lui. Après avoir perdu sa femme et les enfans qu’elle lui avait donnés, après avoir vécu misérablement en donnant des leçons de piano dans une petite ville de province, il est venu à Paris en 1839, et s’y est fait entendre dans plusieurs concerts publics, non sans quelque succès. Il disparut ensuite, parcourut l’Allemagne, la Pologne, la Belgique et la Hollande, se fit chef d’orchestre jusqu’à ce que la fortune lui trouvât un asile à la cour d’un prince éclairé, le duc de Saxe-Gotha, dont M. Litolff est le maître de chapelle. M. Litolff a déjà beaucoup composé, des opéras allemands, des symphonies historiques, des ouvertures, des concertos de la musique de toute nature. Connu en Allemagne, en Hollande et en Belgique, où M. Fétis lui a donné de sages conseils, M. Litolff aspirait tout naturellement vers Paris, ce point lumineux qui attire les regards de tout homme qui se sent quelque chose dans la tête et dans le cœur. M. Litolff nous est apparu cet hiver, accompagné de trophées, de pupitres couronnés de roses, de portraits et de programmes illustrés, absolument comme si nous étions encore au temps où les bêtes parlaient. Accueilli avec courtoisie par M. Pasdeloup et la Société des jeunes artistes, M. Litolff y a exécuté un concerto symphonique de sa composition qui tout d’abord a divisé le public en deux camps. M. Litolff a donné depuis deux autres concerts, l’un dans la salle de M. Herz, et le second dans la salle du Conservatoire, qu’il n’a pas obtenue sans peine ; son succès a été tout aussi brillant d’une part et non moins contesté de l’autre. Que faut-il penser enfin de M. Litolff ? quel est son vrai mérite ? Doué d’une physionomie intelligente, où domine fortement l’élément anglo-saxon, qui révèle la volonté, M. Litolff est un esprit tout français par la vivacité de ses reparties et par sa mimique pittoresque. Il y a de l’étudiant allemand dans M. Litolff, et sa chevelure d’un blond ardent, qu’agite un peu trop le vent de la fantaisie, son regard fascinateur, me rappellent M. Liszt, en tout bien et tout honneur. Per Bacco ! tel est aussi le talent de M. Litolff. Soit comme pianiste, soit comme compositeur, il appartient évidemment à l’école pittoresque. Il cherche l’effet, il le trouve et n’en abuse pas trop, quoique cela lui arrive pourtant. Dans son quatrième concerto pour piano et grand orchestre, la première partie nous a paru un peu longue, et l’idée peu originale, mais solidement établie, et conduite avec plus de ténacité que d’abondance dans les épisodes accessoires. L’andante religioso est le morceau le plus saillant et le plus vraiment musical de cette composition. L’introduction, confiée à quatre cors, est d’un bel effet, que l’artiste a su très bien ménager et conduire à bonne fin, sans accidens ni excès de modulations. Quant au scherzo, qui a obtenu un si grand succès et qu’on a fait recommencer aux premier, second et troisième concerts, c’est un rhythme piquant et original, prestement mené, avivé par une instrumentation pittoresque, qui alterne heureusement avec le piano. Le seul reproche qu’on puisse adresser à M. Litolff, c’est de ramener trop souvent ce thème, qui a été suffisamment entendu, d’en rassasier l’auditeur, et d’avoir voulu établir entre le piano et l’orchestre une lutte de sonorité impossible. C’est dans l’exécution de ce morceau remarquable que M. Litolff a soulevé le plus de blâme de la part des pianistes