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se trouve que nous arrivons de nuit et dans un moment où l’illustre société soupe, où les recommandables laquais ont envie de souper, et où les voyageurs attardés ont tort de vouloir souper. Avisons donc à souper aussi ce soir, afin d’être en état de tenir demain nos engagemens. En faisant main-basse sur quelques plats et quelques bouteilles, nous n’offensons pas le ciel, et nous ne sommes pas des imbéciles ; mais, en fourrant des couverts d’argent dans nos poches et du linge sous le bât de notre âne, nous ne ferions que des âneries, vu que les couverts d’argent ne valent rien dans l’estomac, et que le linge se coupe quand on le cache sous un bât. Est-ce entendu, Puffo ? Récolte de vivres, c’est légitime, mais point de vol, ou cent coups de bâton sur tes côtes ; telle est ma manière de voir.

— C’est entendu, répondit Puffo en levant les épaules ; il y a assez longtemps que j’écoute pour ça ! Vous êtes encore un fameux bavard, vous !

Et Puffo s’en alla avec la lanterne, assez mécontent de son patron, lequel avait bien quelques motifs de soupçonner sa probité, ayant trouvé parfois, dans son bagage d’artiste ambulant, divers objets dont Puffo lui avait assez mal expliqué la soudaine propriété.

Ce n’était pourtant pas sans raison que, de son côté, Puffo avait accusé Cristiano d’être bavard. Il était du moins grand causeur, comme tous les hommes doués d’une forte vitalité intellectuelle et physique. Puffo subissait l’ascendant d’un esprit et d’un caractère infiniment supérieurs à sa faconde triviale et à ses instincts grossiers. Il était plus robuste de corps, et lorsque Cristiano menaçait, lui grand et mince, ce Livournais trapu et musculeux, il comptait sur son influence ou sur son agilité plus que sur sa vigueur corporelle, qui, bien que notable, était moindre.

Cristiano, resté seul, s’abandonna à son innocente prédilection pour son âne. Il l’avait débarrassé de son bagage dès son entrée dans la salle de l’ourse. Il rangea dans un coin ce bagage, qui consistait en deux caisses assez grandes, en un faisceau de légers montans de bois blanc avec leurs traverses démontées, enfin en un ballot de toiles et de tapisseries assez fraîches, bien roulées dans un fourreau de cuir. Tout cela, c’était son matériel d’artiste, son industrie, son gagne-pain. Quant à sa garde robe, il n’en était point embarrassé. Elle consistait en une poignée de linge qui tenait dans un mouchoir, et en une souquenille de gros drap qui servait de couverture à Jean quand elle quittait le dos de son propriétaire. Le reste de ses effets étaient sur son corps, savoir une sorte de cape vénitienne passablement usée, un haut-de-chausses en étoffe grossière, et trois paires de bas de laine chaussées les unes sur les autres. Cristiano, pour se livrer à son rangement d’installation, avait dé-