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de frimas ne se fait pas la moindre idée des merveilles de l’œuvre divine, je pourrais bien être honni ou lapidé. Qu’importe ? Vraiment tout est beau sous le ciel, et, pour quiconque sent cette beauté, peut-être que la dernière impression semble toujours la plus complète et la plus digne d’enthousiasme. Oui, il faut que ceci soit sublime, puisque me voilà oubliant le froid, que je croyais ne pouvoir jamais supporter, et même trouvant une sorte de plaisir à respirer cet air qui vous entre dans la poitrine comme une lame de poignard. Certes j’irai jusqu’en Laponie, dût Puffo m’abandonner et le pauvre Jean crever sur la neige. Je veux aller voir la nuit de vingt-quatre heures et la petite lueur de midi au mois de janvier. Je n’aurai pas de succès dans ce pays-là ; mais la petite somme que je gagnerai ici me permettra de voyager en grand seigneur, c’est-à-dire seul et à pied, sans rien faire que voir et sentir la fine fleur de la vie, le nouveau, c’est-à-dire le jour qui sépare le désir de la lassitude, et le rêve du souvenir.

Et le jeune homme à l’imagination avide cherchait déjà de l’œil, dans le fond du cirque des hautes montagnes, l’invisible route qu’il aurait à suivre pour monter vers le nord, ou pour passer en Norvège. Déjà il s’y voyait en rêve, suspendu au bord des abîmes et chantant quelque folle tarentelle à la grande stupéfaction des antiques échos Scandinaves, lorsque les sons d’un orchestre éloigné apportèrent à son oreille les refrains classiques d’une vieille chaconne française, probablement très moderne chez les Dalécarliens. C’était la musique du bal donné dans le château neuf, par le baron Olaüs de Waldemora, à ses voisins de campagne, en l’honneur de la charmante Marguerite d’Elvéda.

Cristiano rentra en lui-même. Tout à l’heure il avait des ailes pour s’envoler au Cap-Nord ; maintenant toute sa pensée, toute son aspiration, toute sa curiosité se reportaient sur ce château illuminé qui rayonnait au bord du lac, et semblait exhaler dans l’atmosphère des bouffées de chaleur artificielle.

Ce qu’il y a de certain, se dit-il, c’est que pour cinq cents écus (et Dieu sait pourtant si j’aurais besoin de cinq cents écus !) je ne quitterais pas cet étrange pays ce soir, dussé-je être transporté par les walkyries au palais de saphirs du grand Odin. Demain je reverrai cette fée blonde, cette descendante d’Harald aux beaux cheveux ! — Demain !… mais non, je ne la reverrai pas demain ! Ni demain, ni jamais ! Dès demain, le fortuné mortel qui porte légitimement le doux nom de Goefle ira au château neuf réclamer la confiance de sa cliente, la tante Elvéda, et travailler peut-être, en véritable homme d’affaires sans entrailles, au mariage du farouche Olaüs avec la douce Marguerite ! Demain la douce Marguerite saura